L’antisémitisme à gauche

L’antisémitisme à gauche : Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours
Michel Dreyfus, La Découverte, 2009. (Une réédition en Poche augmentée d’une postface de l’auteur est parue en 2011)

Commentaire
antisemDreyfusP L’ouvrage, érudit et clair, analyse très finement les rapports complexes de ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche » avec la question juive, en relation avec les contextes sociaux, économiques et politiques ; on ne peut en quelques lignes rendre compte de tout l’intérêt de cet ouvrage très dense, les notes qui suivent relèvent seulement quelques jalons des métamorphoses de l’antisémitisme en France, étudié non plus dans les versions véhiculées par la droite où il a toujours prospéré, mais dans les textes publiés à gauche. Ce travail rigoureux, appuyé sur des documents toujours précisément référencés, établit des faits alors que la polémique incite parfois à dire n’importe quoi.
Tout juste peut-on lui reprocher, dans ses analyses de la période la plus récente, à partir de la fin des années 90, de dédouaner un peu rapidement l’extrême gauche, en négligeant des débats et des dérapages qui témoignent de la persistance d’un antisémitisme traditionnel ou instrumentalisé.

On peut remarquer aussi que, faute de sources fiables, son travail rend compte essentiellement des positions des dirigeants et ne dit rien des positions ou des propos tenus, « à la base » dans le monde du travail, dans les mouvances de gauche ou d’extrême gauche. On ne peut ignorer, liée au conflit israélo-palestinien, la montée du sentiment d’antisémitisme en France, y compris dans les milieux de gauche.

Lecture

Le juif banquier et la race juive
L’ouvrage s’ouvre sur les débuts du socialisme, vers 1830, et on s’étonne d’abord, alors que la révolution française a été la première à attribuer la pleine égalité de droits aux Juifs, de la persistance des préjugés antisémites affichés au 19 ème siècle par les « intellectuels de gauche » de l’époque . Le rejet des Juifs par les penseurs du socialisme utopique n’est plus principalement associé à l’image d’un peuple déicide, tel qu’il est propagé par l ‘antijudaïsme chrétien, mais à celle du banquier, incarnation du capitalisme en plein essor, dont Rothschild est le représentant décrié. La haine du Juif est présente chez Fourier, Toussenel, Proudhon, Blanqui et bien d’autres, les Saint-simoniens faisant exception.

A cet antisémitisme économique associant Juif et argent, se superposera à partir des années 1850, une théorie des « races » développée entre autres par Arthur de Gobineau, jetant les bases d’une opposition entre « sémites et aryens ».

Les organisations ouvrières, partis ou syndicats (CGT,, SFIO….) qui se constituent à la fin du 19ème siècle ne se démarquent pas des stéréotypes dominants et leur journaux donnent de nombreux exemples de propos antisémites et xénophobes, dans un contexte de difficultés économiques, de montée du nationalisme et d’afflux de réfugiés. Alors quelle différence jusque là avec la droite ? A quelques exceptions près, celle par exemple du journaliste antisémite forcené Toussenel, l’antisémitisme « à gauche » ne constitue pas le cœur de la pensée, du programme ou de l’activité politique. Il reste la toile de fond des idées communes dont il ne se démarque pas.

Le tournant de l’affaire Dreyfus
L’affaire Dreyfus, qui éclate en 1894, va secouer les consciences et constituer un tournant décisif dans les rapports entre la gauche et les Juifs. Les socialistes, menés par Jaurès, engagent une réflexion sur la question juive et sur les droits de l’homme. C’est le point de départ d’une solidarité durable des socialistes avec les Juifs, les propos antisémites disparaissent de leurs journaux. A l’extrême gauche cependant, de façon plus marginale, des discours antisémites minoritaires, d’inspiration économique ou raciale, subsistent dans des organisations ouvrières, anarchistes ou pacifistes.

Le début du 20ème siècle est celui d’une irrésistible ascension de l’antisémitisme. Malgré l’engagement patriotique des Juifs dans la première guerre mondiale et leurs efforts assidus d’assimilation, l’antisémitisme reste virulent dans la société française et se manifeste de plus en plus ouvertement à partir de 1933. Jusqu’aux années 30, la SFIO s’en distingue clairement, s’intéresse au sionisme et porte Léon Blum à sa direction. Le PC, plus ambigu, mène contre Blum de violentes attaques non dénuées de thèmes associant Juif et argent.

Le juif traitre, comploteur et fauteur de guerre
La crise économique de 1929, la montée du nazisme et les menaces de guerre font apparaître de nouveaux arguments : A l’image du Juif déicide, banquier capitaliste et de race inférieure s’ajoute celle du Juif fauteur de guerre et bientôt, déjà énoncée par les Protocoles des sages de Sion, celle du Juif cosmopolite tirant les ficelles du monde.

A partir de 1933 ces dernières figures se répandent rapidement à droite où l’antisémitisme se déchaîne, et se diffusent aussi dans toutes les organisations de gauche, appuyées sur des positions pacifistes ou sur la contestation de l’antifascisme (refus d’un front commun avec la bourgeoisie). A la SFIO même, une partie des militants pacifistes prônent de négocier avec Hitler et reprochent aux Juifs de faire obstacle à la paix.

Le PC, fort des nombreux travailleurs juifs ou étrangers intégrés dans ses rangs et, jusque là, plutôt en retrait de ce débat, est pris à contrepied par la signature en 39 du Pacte germano-soviétique. Désormais, il abandonne son cours unitaire antifasciste, reprend ses attaques contre la SFIO et Blum, « étroitement lié au capitalisme monopolistique », pour combattre « la guerre impérialiste », jusqu’à la rupture du Pacte.

Durant cette période l’antisémitisme progresse donc aussi dans toutes les organisations de gauche, privilégiant le rôle « occulte » et « néfaste » des Juifs sur les affaires du monde. Une fraction significative de pacifistes, militants de la SFIO, du PC ou d’organisations anarchistes vont même, après la défaite, rejoindre la Collaboration.

Le tournant de la Résistance
La Résistance, confrontée aux violentes persécutions antisémites, va interrompre ces dérives et témoigner de la solidarité de la gauche à l’égard des Juifs. Elle constitue un nouveau tournant de ces relations, comme auparavant la Révolution française et l’affaire Dreyfus. De la Libération jusqu’en 1968, malgré le désir de promouvoir l’image d’une France combattante occultant la spécificité du génocide juif, et malgré la prise de conscience tardive de l’étendue des massacres, les manifestations d’antisémitisme ne sont plus que résiduelles chez les socialistes et les communistes.

Le négationnisme
Durant les décennies 1950-1960, à gauche, c’est essentiellement en marge des grandes organisations ouvrières que certains anarchistes, pacifistes ou soutiens aux objecteurs de conscience, maintiennent des propos assimilant les Juifs aux capitalistes. Une partie de l’extrême gauche va alors constituer un terrain favorable à la négation du génocide juif, d’abord autour de Paul Rassinier, ancien militant de la SFIO revenu de déportation, proche de l’anarchisme, et de Maurice Bardèche, venu de l’extrême droite. Des textes antisémites et négationnistes seront ainsi publiés dans des journaux où Rassinier trouve un écho favorable, comme le Libertaire, la Voie de la paix, la Révolution prolétarienne et l’Ecole émancipée. A partir de 1965, La librairie « La vieille Taupe », animée par des militants d’extrême gauche antistaliniens, révise l’analyse de l’antisémitisme nazi, banalise le génocide juif et soutient les « recherches » de négationnistes tels que Robert Faurisson.

Le conflit Israélo-palestinien
En 1967, la guerre des Six-jours bouleverse le rapport de la société française, et notamment de l’extrême gauche, avec Israël et avec les Juifs en général qui passent du statut de victimes à celui de vainqueurs. Le sionisme, vu jusque là plutôt comme un mouvement progressiste proche du socialisme, est assimilé au colonialisme et l’extrême gauche s’engage pour les Palestiniens. Dès lors, l’antisionisme recouvrira la dénonciation de la politique d’Israël allié de l’impérialisme américain mais sera aussi le vecteur ou le masque d’un antisémitisme réactivant l’image des juifs dominateurs tirant les ficelles du monde.

Durant les décennies 1980-1990, une minorité de l’extrême gauche se montre peu regardante, voire complaisante, à l’égard de l’antisémitisme et du négationnisme  ; c’est le cas de Lutte ouvrière et, de façon marginale, de groupes anarchistes, de militants des Verts et du P.C. Les « rouges-bruns » désignent, à partir de 1992, une frange ouvrant un dialogue avec l’extrême droite. Cette période est aussi marquée par l’itinéraire idéologique chaotique de Roger Garaudy, ancien membre du bureau politique du PC finissant négationniste et dénonciateur du « complot sioniste» : publié d’abord à la Vieille taupe, puis par un éditeur d’extrême droite, Garaudy se convertit à l’Islam et devient choyé par des pays arabes auquel il apporte sa caution intellectuelle.. Le soutien qu’il reçoit de l’abbé Pierre, qui surprend encore davantage, témoigne du profond enracinement des vieux prèjugés antisémites.

A partir des années 2000 et du déclenchement de la deuxième intifada, les actes anti-juifs augmentent de façon sensible. Des intellectuels, comme Pierre-André Taguieff et Alain Finkielkraut, des organisations, comme le CRIF, dénoncent alors une vague d’antisémitisme en France et accusent la gauche de collusion avec des organisations pro-palestiniennes antisémites, négationnistes, visant la destruction de l’Etat d’Israël. Les craintes des juifs devant la recrudescence des agressions sont dans le même temps instrumentalisées au service d’un soutien inconditionnel d’Israël, et la critique de son gouvernement taxée d’antisémitisme.

N’existe-t-il cependant aucun dérapage à gauche ou à l’extrême gauche ? Pour Michel Dreyfus, les quelques propos inacceptables formulés à gauche ou à l’extrême gauche sont des manifestations assez marginales et d’inspiration tiers-mondiste qui ne s’inscrivent pas dans l’idéologie de l’islamisme radical. Ils sont le plus souvent récusés par la direction des organisations. L’auteur relativise aussi l’importance des agressions antisémites (l’ouvrage est publié en 2009)

En conclusion, il est rappelé qu’il n’y a pas d’antisémitisme éternel, mais plutôt des « judéophobies » multiples, en relation avec le contexte des sociétés où elles se manifestent. La gauche, elle aussi plurielle, ne développe pas un antisémitisme qui lui serait spécifique, se contentant généralement de véhiculer les stéréotypes dominants, en particulier celui du Juif « banquier ». Si les propos publics judéophobes sont actuellement limités, rien n’immunise contre une recrudescence de l’antisémitisme à gauche.

Voir aussi cet entretien vidéo de Michel Dreyfus

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