Un pôle de l’histoire juive ashkénaze : le shtetl

 

Marc Chagall : le shtetl            

                                                                                                     Rivka (ma grand-mère)                                                                                                              Perla (mon arrière-                                                                                                                              grand-mère)                                                                                                                            Annette(ma mère)

                                                                                                   à Pulawy, Pologne en 1936

 

Je commencerai cet article par une blague du shtetl adaptée aux années 50 :
Deux juifs d’un shtetl polonais discutent, assis au bord d’un trottoir. L’un d’eux lit le journal et informe l’autre du résultat d’un match sportif qui a opposé l’Argentine au Paraguay. Et alors?, dit l’autre. Alors voilà 2-1 pour l’Argentine. L’autre réfléchit longtemps, intensément, avant de lâcher enfin : Et c’est bon pour nous?

Le mot yiddish « shtetl » (pluriel « shtetlech ») vient de l’allemand dialectal « Städtle », petite ville, et désigne de manière affectueuse un village ou une grosse bourgade juive d’Europe centrale et orientale, aux confins du rural et de l’urbain. Il naît à la fin de l’époque médiévale, au         XIVème siècle, quand les juifs allemands eux-mêmes d’origines diverses, implantés depuis le IXème siècle dans des villes de la Moselle et du Rhin, doivent fuir vers l’Est à cause des persécutions liées à la religion (rôle des Croisades et de la Peste noire 1348- 1351) et au rôle économique prépondérant d’une petite catégorie de juifs jalousé par les chrétiens. Le « yiddishland »  devient un vaste territoire jamais stable, qui comprend jusqu’en 1939, début de sa désintégration et de sa disparition totale sous les coups des Nazis et de leurs collaborateurs, les régions ou pays suivants : la Pologne, la Russie de l’ouest, l’Ukraine, la Biélorussie, les pays baltes (surtout la Lituanie), la Moldavie, la Galicie, la Roumanie orientale, la Transylvanie, la Bohême, la Slovaquie, la Bucovine, la Ruthénie subcarpathique…dont les appartenances changent au gré des événements politiques et des guerres, en premier lieu les partages successifs de la Pologne (1772, 1793, 1795), le démantèlement de l’Empire austro-hongrois en 1918 et bien sûr les deux guerres mondiales et les effets des totalitarismes.

En outre, et c’est un point important, les shtetlech sont eux-mêmes traversés dès le XVIIIème siècle et jusqu’en 1939 par les idées qui se répandent en Europe de l’Ouest et en Russie, à savoir le courant des Lumières qui imprègne fortement la Haskalah* née en Allemagne, puis le socialisme international et le bundisme, le sionisme enfin dans la seconde moitié du XIXème siècle.

Malgré cette diversité géographique, historique et politique on retrouve une base commune aux shtetlech qui regroupent, dans les pays concernés, une très grande majorité des juifs (par exemple 2 millions sur 3 500 000 en Pologne). Même si les juifs vivent en autarcie, ils fréquentent forcément les chrétiens qui partagent la bourgade (le shtetl entièrement juif existe aussi, mais plus rarement). La circulation entre les communautés est libre, pour cette raison le shtetl n’est pas le « ghetto » des quartiers juifs urbains. La communauté (« kehillah) »se rassemble autour de la tradition religieuse où le rabbin occupe une place primordiale. Elle est gérée par le Conseil de notables élus, le « Kahal », qui en rend compte aux intercesseurs des gouvernements des pays. La synagogue (« shul »), la yeshiva, (école religieuse pour les garçons, dès 3 ans, qui apprennent l’étude des Textes sacrés en hébreu sous la conduite des rabbins), sont les points centraux de l’organisation sociale. Les confréries de travailleurs et les associations de citoyens assurent la solidarité, créant des hôpitaux et des hospices. Le tribunal du Bet din, dirigé par le rabbin, règle les litiges entre les citoyens. Les familles, fondement d’une société patriarcale, se retrouvent autour de rituels communs et parlent le yiddish, dialecte germanique augmenté d’hébreu et d’araméen. Les situations sociales sont très disparates mais dans l’ensemble les habitants du shtetl sont pauvres, au gré des interdictions d’exercer certains ou parfois tous les métiers, au gré des pogroms. En temps normal la rue juive( « yiddishe Gas ») souvent photographiée, montre les métiers exercés par les juifs : porteurs, ferrailleurs, commerçants (nourriture casher, textile…), artisans et ouvriers. Mais à la différence des chrétiens autorisés à posséder et cultiver la terre, les juifs ne peuvent être agriculteurs.
On connaît la vie des shtetlech par les écrivains yiddishophones (par exemple le romancier polonais Oser Warszawski 1898-1944, le fabuliste roumain Eliezer Shteinbarg 1880-1932, le poète russe Moyshe Kulbak disparu en 1930, le romancier prix Nobel Isaac Singer 1902-1991), les artistes ( les russes Marc Chagall 1887-1985, ou El Lissitzky qui illustre des livres en yiddish, le Polonais Bruno Schulz 1892-1942, plasticien et écrivain) , le théâtre yiddish (né avec Abraham Goldfagen en 1876), le cinéma des années 30 tourné en Pologne puis principalement aux USA (avec des films comme le Dibbouk de Michaël Waszynski 1937, Teuye le laitier, de Maurice Schwartz 1939, les blagues juives « witze »les livres de souvenirs (« yizkerbihern ») qui voyageront jusqu’aux Etats-Unis, les mélodies (chansons en yiddish et musique klezmer), les photographies.
A partir des années 1780, les structures traditionnelles commencent à se disloquer et la société du shtetl se sécularise peu à peu sous l’influence des « maskilim« , les disciples des Lumières juives, qui y répandent, avec plus de difficultés que dans les grandes villes, les idées modernes de la Haskalah. Les jeunes, très nombreux ( la moitié des juifs a moins de 20 ans), sont tentés de sortir de la tradition pour acquérir un savoir profane et encyclopédique (sciences, histoire et géographie, langues du pays) et une approche philosophique de la religion. De nouvelles écoles sont créées dans les shtetlech, y compris par les empereurs autrichiens ou les tsars, qui voient là une façon d’assimiler les juifs. De plus en plus, en Russie surtout, les maskilim deviendront des fonctionnaires russes relayant le pouvoir au sein des communautés juives. Ce rôle ambigu fragilisera l’usage du yiddish et de l’hébreu, et emmènera les juifs vers la russification et la laïcisation de leurs sociétés.

Dans la seconde moitié du XIXème et au début du XXème siècles, les mutations économiques (exode rural lié au développement de l’industrie) et idéologiques (développement du socialisme et du marxisme en Russie, en Roumanie, dans les pays baltes etc…) touchent activement les juifs du shtetl. Les moyens de communication comme la presse (plus de 1000 journaux en yiddish recensés en Galicie, Roumanie, Russie, Pologne au début du XXème), la rencontre avec des étudiants non juifs dans les universités ou avec  les ouvriers dans les usines, l’émergence d’universités populaires, l’adhésion à des mouvements de jeunesse juifs comme le Dror ou le Hashom Hatsaï , ouvrent les femmes (enfin!) et les hommes juifs à deux courants fondamentaux : le bundisme et le sionisme.
Le Bund, organisation socialiste née en 1898, revendique l’égalité des droits civiques et l’autonomie culturelle pour les minorités nationales, l’amélioration des conditions de travail et incite fortement les juifs à la « doyikeyt« (l’être-ici), c’est-à-dire la lutte pour créer une nationalité juive laïque dans les pays habités. Il prône l’utilisation du yiddish et s’oppose au mouvement sioniste favorable à ressusciter l’hébreu comme langue vernaculaire. Il touche les ouvriers, les artisans et une intelligentsia juive autodidacte qui participeront activement à la Révolution de 1905 en Russie mais s’opposeront ensuite dès 1917 au bolchevisme centralisateur.
Le sionisme, idéologie politique fondée sur le sentiment national juif, né dans les années 1890 à l’Est à cause des pogroms et à l’Ouest après le choc de l’affaire Dreyfus, souhaite la création d’un Foyer national juif en Palestine (ottomane puis mandataire). Théodore Herzl crée l’Organisation mondiale sioniste en 1897. Le sionisme contient des courants très opposés de gauche (ouvriers) et de droite (petite bourgeoisie) et une tendance religieuse, le Mizrachi (pays d’Israël pour les juifs sur la base de la Torah).
Ces deux idéologies majoritaires traversent tous les pays où vivent des juifs et mèneront soit à des émigrations vers la Palestine (par exemple un bateau de juifs roumains part dès 1882 de Hambourg ) soit à l’implication grandissante des juifs russes dans les mouvements révolutionnaires. Si en Pologne ou dans d’autres états la vie du shtetl continue en dépit d’une hostilité grandissante, en Russie la révolution et la guerre civile qui s’ensuit et le nouveau contour des frontières depuis 1919, vont accélérer la mutation de ce type de communauté. Les ouvriers et les intellectuels juifs  participent aux commissariats aux juifs(« Yevsektsiya »), créés par les Bolcheviques qui, en 1918, votent un décret contre l’antisémitisme et les pogroms, visant à la fois à protéger les juifs mais aussi à les assimiler. Les dirigeants préconisent la nécessaire « productivisation »* des juifs, ce qui se fera en 1928 dans le cadre d’un Etat soviétique juif, le Birobidjan (est de l’URSS). Cet Etat, bien que présenté par certains sionistes comme une  des alternatives à la Palestine, n’attirera avant-guerre que quelques milliers de juifs qui là encore seront la proie d’un antisémitisme populaire violent. La plupart des juifs resteront en Ukraine, en Biélorussie, en Lituanie ou en Crimée, soit dans les kolkhozes soit dans les grands centres juifs urbains de Vilna, Odessa, Kiev ou Moscou. Plus d’un million quittent le shtetl entre 1900 et 1920. Dans cette volonté d’acculturation des juifs, les Bolcheviques ferment les associations et écoles juives. Le yiddish se « soviétise » et décline. En arrivant au pouvoir en 1929, Staline fait montre d’une attitude ambiguë : d’un côté il exprime une position officielle contre l’antisémitisme, d’un autre il liquide les organisations juives encore existantes et lors des Grandes purges de 1935-1938, beaucoup d’intellectuels et d’artistes juifs sont déportés en Sibérie ou exécutés,  au même titre que d’autres minorités nationales. En 1939 la Pologne orientale, en 1940 les pays baltes, la Bessarabie et la Bucovine sont intégrés à l’URSS qui compte maintenant 5 millions de juifs exposés , après la rupture du pacte germano-soviétique, aux exactions nazies (Einsatzgruppen* jusqu’en 1942, puis camps d’extermination). Staline dénonce la nature antisémite du régime nazi et fait évacuer 25 000 juifs  d’Ukraine en Asie centrale dans des camps de rétention qui les sauveront de la Shoah. Après la  guerre, en revanche, le régime stalinien, de plus en plus totalitaire, pourchasse les juifs violemment et laisse éclater des pogroms dans le Birobidjan en 1948. Entre 1948 et 1953 une politique officiellement antisémite se met en place en lien avec un antisionisme virulent. Des poètes juifs sont assassinés en 1952. Désignés comme « cosmopolites sans racines », les juifs sont exécutés ou envoyés au Goulag, le « complot dit des Blouses blanches » (médecins juifs) est organisé par Staline en 1953 pour décimer les scientifiques. La mort de Staline en 1953 stoppe les procès des médecins et atténue officiellement l’antisémitisme d’Etat. Mais celui-continue de façon plus insidieuse, ce qui provoquera dans les décennies suivantes l’émigration massive des juifs russes en Israël, aux USA ou au Canada.

Après 1945, après la Shoah ou le « hurbn »(désignation de l’holocauste en yiddish), que reste-t-il du shtetl ashkénaze? La plupart des juifs d’Europe centrale et orientale refusent de repartir dans les pays d’origine où les violences antisémites continuent de se déchaîner sous les régimes communistes. Ils sont internés dans des centres  pour déplacés, puis la création d’Israël en 1948 et le  Displaced persons Act de 1949 leur permettent d’émigrer en Israël , en Amérique du nord et du sud et pour une minorité en France, Angleterre, Suède, Australie, Afrique du Sud.
En Pologne, en 1945, les juifs ont été anéantis, il reste 40 000 survivants  et 154 000 polonais rapatriés d’URSS  sur 3 250 000 juifs polonais : le coeur du yiddishland n’existe plus. Les pogroms de Cracovie et de Kielce en 1945-1946 et plus tard une épuration massive en 1968 (enseignants, fonctionnaires exclus ou radiés) achèveront l’exil massif des juifs polonais. Il resterait aujourd’hui 40 000  juifs dont beaucoup ignoraient leurs origines et redécouvrent leur identité, à Varsovie, Cracovie et Lodz, où est tentée une sorte de renaissance de la culture juive et du yiddish. Une assemblée de rabbins s’est créée, un grand Musée d’histoire des juifs polonais est inauguré en 2013 sur les lieux de l’ancien ghetto de Varsovie.
En Hongrie il reste environ 70 000 juifs sur 800 000 avant 1939, de tradition laïque, qui vivent surtout à Budapest autour d’organisations communautaires, de trois écoles et d’une vingtaine de synagogues. Mais nous savons qu’à présent l’antisémitisme réapparaît au sein de l’Etat qui a limogé des directeurs culturels juifs (Grand Théâtre) et organisé, par l’intermédiaire du parti Jobbick, des manifestations antisémites.
En Roumanie vivraient 6000 juifs peu visibles et vieillissants. L’antisémitisme qui ne s’est évidemment pas éteint sous Ceaucescu est toujours présent. Le rôle des gouvernements roumains dans la Shoah a été reconnu en 2004 sous la pression de la commission Elie Wiesel. En 1977 est créé un Musée de l’histoire des juifs roumains à Bucarest. Il existe un seul député juif qui représente la petite communauté.
En Russie malgré les émigrations très importantes vers Israël, il resterait entre 400 000 et 1 million de juifs russes largement « soviétisés » jusqu’en 1989 et qui peu à peu se réapproprient, dans les grandes villes, une identité juive autour de rabbins, d’écoles, de centres culturels. L’antisémitisme d’Etat a officiellement disparu, Poutine a même appelé récemment les juifs d’Europe de l’ouest menacés par l’antisémitisme à venir en Russie! (on rêve!) En revanche dans les rues les milices fascisantes s’exercent parfois contre les juifs en toute impunité.
En Ukraine, patrie première des religieux orthodoxes, les Hassidim,  vivraient 500 000 juifs avec 20 rabbins, 52 synagogues, 15 écoles où l’on apprend l’hébreu et le yiddish. Mais récemment on assiste à un exode vers Israël ou les USA en raison des conflits du Donbass.

Aujourd’hui on peut affirmer que le shtetl et sa vie si particulière sont anéantis par les Nazis et leurs complices. La langue yiddish se pratique de façon confidentielle (en Pologne par exemple) mais les yiddishophones ont presque tous disparu. Le yiddish est actuellement une langue enseignée et non plus parlée. Les langues des pays de la diaspora et l’hébreu en Israël l’ont totalement remplacé. La culture du shtetl se transmet comme une histoire passée mais ne se vit plus que par musiques, photographies, livres de souvenirs, récits oraux , bribes de yiddish circulant dans les familles, publications des historiens, musées dédiés. Il reste des lambeaux de ce qui a été la langue et la culture  de 10 millions de juifs avant 1939, bribes qui sont retravaillées depuis les années 1990 par la mémoire de la Shoah. Ce sont des traces douloureuses, sans ancrage actuel, qui mythifient une sorte d’âge d’or du » yiddishland ».
Et même si les lieux de mémoire se multiplient, si certains quartiers de villes d’Europe centrale et orientale redeviennent artificiellement juifs, pour la joie émue des touristes, même si un rabbin ukrainien  nommé Moshe Azman a recréé un shtetl nouveau près de Kiev, Anatekva, pour accueillir en priorité les juifs réfugiés du Donbass (article de Le Monde magazine du 21 janvier 2017), avec synagogue, hôtel communautaire et école religieuse en bois, où les habitants pas forcément juifs s’engagent à respecter les codes alimentaires et les interdits du shabbat, rien ne rendra aux juifs le shtetl perdu.

Roman Vishniac 1897-1990 , dont les photos de juifs des shtetlech sont publiées dans le livre Un monde disparu, écrit dans sa préface : « Pourquoi ai-je fait cela? Un appareil photo caché pour rappeler comment vivait un peuple qui ne souhaitait pas être fixé sur pellicule…Il était de mon devoir de faire en sorte que ce monde disparu ne s’efface pas complètement. »

Notes

Haskalah : désigne le mouvement des Lumières dans les communautés juives à partir du XVIIIème siècle.

« productivisation des juifs » : en Russie soviétique, normalisation de la société juive considérée, à partir de 1927, par les Bolcheviques comme improductive, spéculative, parasitaire.

Einsatzgruppen : jusqu’en 1942, groupes d’intervention mobiles chargés d’assassiner les juifs et les Tziganes dans les pays occupés par les Nazis à l’arrière du front de l’Est. Ils sont responsables de plus d’un million et demi de morts.

Sources

Mille ans de culture ashkénaze, ouvrage dirigé par Jean Baumgarten,Rachel Ertel, Itzhok Niborski, Annette Wieviorka   éditions Liana Levi (1994)

Le shtetl, la bourgade juive de Pologne par Rachel Ertel  éditions Payot (1982)

Un monde disparu de Roman Vishniac  éditions du Seuil 1984

France culture A voix nue Rachel Ertel, mémoire du yiddish

Site « Virtual shtetl »

DVD Trésors du cinéma Yiddish, 4 films :
le Dibbouk, Nous arrivons, Teyve le laitier, La route est longue

 

 

 

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