Les Juifs au temps de Napoléon

On a beaucoup parlé du règne de Napoléon à l’occasion du bicentenaire de sa mort en 1821. Nous avons voulu nous pencher sur sa politique vis-à-vis des Juifs.

Grand Sanhédrin – février 1807

Rappel : L’acquisition de la citoyenneté par les Juifs de France
Le 27 septembre 1791, après de nombreux débats, l’assemblée constituante accorde la citoyenneté aux Juifs de France (1). Ils deviennent ainsi les premiers Juifs émancipés en Europe. Toute discrimination légale à leur égard est supprimée : nécessité d’autorisation de résidence, d’autorisation de mariages, interdiction de tel ou tel métier, impôt spécifique…
Cela concerne environ 40 000 personnes : 20 000 à 25 000 en Alsace, 2 000 à Metz et 1 500 dans le pays messin, 4 000 en Lorraine, 2 300 à Bordeaux, 1 000 à 1 200 vers Bayonne, 2 500 à Avignon et dans le Comtat Venaissin, 500 à Paris. Cela entrainera peu à peu pour eux un bouleversement social important qui leur permettra de sortir d’une très grande précarité, sans que l’antisémitisme auquel ils étaient confrontés ne disparaisse. L’affaire Dreyfus en sera un siècle plus tard un dramatique exemple.
La Terreur, avec sa politique antireligieuse, apportera elle-même au cours de la dernière décennie du 18ème siècle son lot d’exactions : fermeture de synagogues, interdiction de pratiquer le culte, on inquiète les notables juifs. Mais la citoyenneté reste acquise.

Voici l’état général avant le Directoire puis l’entrée en scène de Bonaparte suite au coup d’état du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799).

La politique de Napoléon vis-à-vis des Juifs
Si la citoyenneté n’est pas remise en cause, on assiste sous Napoléon à la fois à des avancées au point de vue de l’organisation du culte et du lien du judaïsme avec l’Etat et un retour brutal à des discriminations que la Révolution avait abolies.
L’acquisition de la citoyenneté avait totalement modifié le rapport des Juifs à la communauté juive. D’un lien contraint, on passe à un lien choisi, qu’il reste à organiser (2).

En vue de cette future organisation et aussi pour répondre à des pressions antijuives qui se développent dans les départements alsaciens, Napoléon convoque à Paris en 1806 une assemblée de personnalités juives choisis par les préfets (dite assemblée des notables).
Il y a à la fois des religieux, mais en minorité, et des laïcs. Cette assemblée, constituée de 95 « députés » de toutes les régions de France où il y a des Juifs, proportionnellement à leur population juive, se réunit en juillet 1806. 16 juifs italiens les rejoindront (3).

Douze questions leur sont posées permettant de mesurer l’attachement des Juifs envers les lois françaises. Les questions portent sur la polygamie, le divorce, les rapports avec les non-juifs, les mariages mixtes, le rapport au code civil et à la patrie, les professions permises ou non par les lois juives, la nomination des rabbins, leur autorité et l’étendue de leur juridiction, la pratique de l’usure. On peut voir ces questions comme un manque évident de confiance vis-à-vis des Juifs mais aussi la possibilité pour eux de réaffirmer la primauté des lois de l’Empire sur les lois religieuses.
Les notables répondirent en préambule que « leur religion ordonne de regarder comme loi suprême la loi du Prince en matière civile et politique ». La question la plus embarrassante était celle des mariages mixtes. Il y avait une volonté évidente de Napoléon de favoriser l’assimilation totale des Juifs. L’assemblée renvoya la balle avec ironie en rappelant que les prêtres ne sont pas plus enclins que les rabbins à favoriser ce type de mariage.

De manière à donner plus de poids aux réponses de l’assemblée, Napoléon la transforma en Grand Sanhédrin, imitant en cela l’institution religieuse antique de ce nom (4). L’assemblée comportait 2/3 de rabbins et devait donner un poids religieux aux réponses de l’assemblée. Le Grand Sanhédrin se réunit en février 1807 à l’Hôtel de Ville de Paris. Ses Décisions furent publiées dans le Moniteur Universel du 11 avril 1807.

Suite à ces assemblées, trois décrets furent publiés. Les deux premiers organisaient le culte en créant un consistoire central, formé de rabbins et de laïcs, et des consistoires départementaux (5) dès lors qu’il y avait au moins 2000 juifs dans le département. Les membres en étaient proposés par les notables et devaient être approuvés par l’État. Ce n’est qu’en 1905, lors de la loi de séparation des Églises et de l’État, qu’il deviendra une institution purement religieuse et non plus étatique.
Un troisième décret, qui sera très vite surnommé le « décret infâme », valable pour 10 ans, ne pourra s’appliquer vraiment qu’en Alsace-Lorraine et ne sera pas renouvelé à la Restauration suite notamment à d’importantes campagnes de protestation des communautés juives et au soutien de personnalités (6). Il réintroduisait des discriminations : patentes pour les commerces juifs et réexamen, voire annulation des créances dues à des Juifs, aucune nouvelle installation de Juifs autorisée en Alsace. Ce qui était devenu inacceptable (7).

Une autre loi, datée du 20 juillet 1808, obligea les Juifs à déclarer un prénom et un nom de famille devant les officiers d’état-civil. Ce fut pour les juifs l’occasion de franciser souvent leur premier prénom, et d’adopter un nom qui se transmettait de génération en génération ; ce qui n’était pas le cas jusque-là sauf pour certaines familles riches. Le nom fut assez rarement francisé.

En conclusion, il me semble que la politique de Napoléon vis-à-vis des Juifs tout en s’avérant contradictoire et parfois rétrograde, a prolongé ce qu’avait commencé la Révolution en créant les conditions d’une meilleure intégration, qui se voulait sans doute plutôt assimilation. Il y avait probablement en arrière-plan l’espoir d’une disparition progressive des spécificités juives, d’une dilution peu à peu dans la communauté chrétienne par les conversions et les mariages. Ce qui s’est avéré illusoire.

Et il faudrait également se pencher sur l’incidence bénéfique que la période napoléonienne a eu sur le statut des Juifs en Europe, au-delà des frontières de la France.

(1) Décret de l’Assemblée nationale du 27 septembre 1791 :
« L’Assemblée nationale considérant que les conditions nécessaires pour être citoyen français et pour devenir citoyen actif sont fixées par la Constitution, et que tout homme qui, réunissant lesdites conditions, prête le serment civique et s’engage à remplir tous les devoirs que la Constitution impose, a droit à tous les avantages qu’elle assure ; révoque tous ajournements, réserves et exceptions insérés dans les précédents décrets relativement aux individus juifs qui prêteront le serment civique, qui sera regardé comme une renonciation à tous privilèges introduits précédemment en leur faveur. »
Les Juifs prêtent donc serment individuellement ou dans des cérémonies comme à Nancy ou en Alsace, avec parfois une certaine réticence de la part des autorités, comme à Strasbourg.
A noter que cette citoyenneté s’applique à l’époque aux hommes seuls.

(2) Pour les catholiques et les protestants, le concordat de 1801 suivi des Articles organiques de 1802 avait organisé les rapports entre l’Etat et ces cultes.

3) Le royaume de Naples est alors sous domination française. La campagne d’Italie menée en 1997 par Napoléon Bonaparte, alors général, avait émancipé les Juifs italiens.

(4) D’après le dictionnaire du CNRS :
(Petit) sanhédrin. Tribunal de vingt trois membres chargé des affaires criminelles et des violations de la Loi juive, qui siégeait dans les principales villes de Palestine (d’apr. E. Fleg, Anthologie juive, 1956, p. 633).
(Grand) sanhédrin. Conseil suprême doté de pouvoirs politiques, religieux et judiciaires, placé sous l’autorité du grand-prêtre, qui semble s’être séparé sous le règne d’Hérode en deux institutions: le sanhédrin politique essentiellement composé de sadducéens, présidé par le grand-prêtre, et qui perdit son autorité à l’époque romaine et le sanhédrin religieux composé de soixante et onze membres, pour la plupart docteurs de la Loi (d’apr. E. Fleg, Anthologie juive, 1956, p. 633 et I. Epstein, Le Judaïsme, trad. par L. Jospin, 1962, p. 84 et 94).

(5) Les membres en sont à l’heure actuelle élus. Mais les consistoires ne regroupent pas l’ensemble des communautés juives de France : les communautés libérales ou Massorti n’en font pas partie, ni les Loubavitch.

(6) Des conseillers d’État, des préfets notamment plaident la cause des juifs de leur région auprès de Napoléon.

 (7) On retrouvera à une plus grande échelle la remise en place de discriminations à l’égard des Juifs lors du régime de Vichy. Cela en conduira plus de 80000 à la mort, la plupart en déportation,  les autres dans les camps de rétention de France.

Références :

Histoire des Juifs de France, Esther Benbassa, éditions du Seuil, 1997
La France et les Juifs, de 1789 à nos jours, Michel Winock, éditions du Seuil, 2004
L’Aigle et la Synagogue. Napoléon, les Juifs et l’État, Pierre Birnbaum, éditions Fayard, 2007
Histoire des Juifs de France, Philippe Bourdrel, éditions Albin Michel, 1974

 

 

 

 

 

 

 

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Une réponse à Les Juifs au temps de Napoléon

  1. nacher charlotte dit :

    J’ai beaucoup aimé le synopsis de « A serious Man  » J ‘adore les films des frères Cohen .et le resumé de Reine est très bien écrit et me donne très envie de voir ou (revoir !) Très drôle et reflète bien la revolution des années 60 et 70 , une période chaotique de ma jeunesse dont je vous épargne les détails.Ceci dit la confusion aux Etats Unis existe toujours et le communautarisme aussi.
    Citation de DeGaulle au sujet de la France  » Comment voulez vous diriger un pays comme la France avec 258 fromages » , et quelqu’un(peut être lui) a ajouté « Comment voulez vous diriger un pays comme les Etats Unis avec 240 réligions .  » Et j’ajoute qu’aujourd’hui , on compte 4,200 religions, dénominations, églises , sects etc .
    Aussi un pays avec 50 états souvent influencés par les origins de la population , mais aussi chaque état qui a son propre système juridique. Quand j’ai visité la France pour la première fois j’étais très étonnée de la prédominance Catholique et qu’il y avait tant de cathédrales et dans les villes et villages très peu d’autres dénominations et lieux de cultes. Maintenant Dans les 2 pays plus de métissage, et toujours des croyants et non croyants . Donc pour revenir à « un homme sérieux » et les États Unis:y a toujours la débandade . Il y a eu des progrès par ci par là depuis les années 60s mais pas partout et même si Biden a chassé Trump , on voit que ce qu’il peut faire est très limité, et même s’il y a des endroits où il fait bon vivre , les États Unis semble être au bord d’une guerre civile.

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