Jean-Luc Godard et l’obssession des Juifs

Autant commencer par là : Godard est pour moi un cinéaste majeur de l’histoire du cinéma, j’ai vu presque tous ses films, et ce qu’il a été ou dit n’enlèvera rien à son immense talent. Symbole de la modernité, autant par son génie des images et du son que par

Histoire(s) du cinéma

l’introduction dans les films eux-mêmes d’une intellectualité réflexive, d’un méta-langage sur le cinéma, il n’aura cessé de nous provoquer par ses paradoxes brillants et énervants contenus dans ses critiques des Cahiers du cinéma, ses interviews, ses coups d’éclat au Festival de Cannes, ses oeuvres. Il creuse un sillon singulier, très différent de ses amis de la Nouvelle Vague*, car il est en quête d’expérimentations personnelles et collectives permanentes (groupe Tziga Vertov*) au risque de l’autodestruction et du dérapage idéologique. Ses premiers films (A bout de souffle 1960, Le Mépris et Le Petit soldat, 1963, Pierrot le fou, 1965), font partager au spectateur des histoires en prise avec l’actualité, (émancipation de la jeunesse et de la femme en particulier, guerre d’Algérie…). Une narration sous-tend la fiction, les personnages existent fortement. A la fin des années 1960, militant exalté de mai 68, il tourne des films plus secs, purement politiques comme La Chinoise 1967, Pravda 1969 ou Vent d’est 1970.  Au début des années 1980 il retourne aux histoires (même si elles sont constamment entrecoupées, non linéaires), avec des « vedettes »comme Isabelle Huppert, Gérard Depardieu, Jacques Dutronc, Alain Delon, Johnny Hallyday …grâce à des producteurs connus (Marin Karmitz ou Alain Sarde) avec lesquels il entretient des relations houleuses, comme le personnage de Michel Piccoli  avec son producteur dans Le Mépris, 20 ans auparavant. A partir de 1990 l’univers se fait plus personnel, sous forme de journaux intimes comme JLG/JLG (1994) ou de réflexion plus apaisée sur l’art du cinéma dans les 8 épisodes de Histoire(s) du cinéma*(1989-1999). Les derniers opus, plus abscons mais émaillés d’images hypnotiques commentées d’une voix caverneuse par l’auteur, sont un adieu aux utopies politiques  (Film Socialisme 2010), au cinéma (Adieu au langage 2014), à l’industrie du cinéma et au public (Le Livre d’image 2018, non sorti en salle à sa demande, diffusé uniquement sur Arte).

Tout cela est bien connu de ceux qui s’intéressent à l’histoire du cinéma et à Godard. On connaît ses excès et leur théâtralisation lors des interviews et conférences de presse, on les attend même car ses sorties sont souvent très fines et très drôles. Ce qui l’est beaucoup moins et qui est moins connu, ce sont ses déclarations sur les Juifs en général et sur Israël. D’ailleurs dans les différents hommages au cinéaste parus dans les journaux après sa mort le 13 septembre, on remarque, surtout dans la presse dite « de gauche », très peu, voire pas du tout d’allusions à ce côté de sa personnalité. Isolés l’article de Didier Daeninckx dans Franc tireur ou celui de Michel Guerrin, le 17 septembre 2022, dans sa chronique au Monde : « Le sujet le plus délicat est l’antisionisme de Godard que certains qualifient d’antisémitisme ». Sa facette antisioniste est la plus connue et la mieux documentée, principalement par ses films. Depuis la guerre des 6 jours de 1967, Godard, comme toute l’extrême gauche française, se déclare ouvertement pro-palestinien. Il veut « rendre visible l’invisible peuple palestinien ». Il est d’ailleurs contacté par la Ligue arabe en 1968, qui lui commande un film sur les camps de réfugiés palestiniens de Jordanie, Cisjordanie et au Liban, qu’il tourne sous la protection du Fatah*. Le tournage de Jusqu’à la victoire débute en 1970, mais les pressions de Yasser Arafat pour obtenir un film de propagande et les massacres de Septembre noir* interrompent le projet. Godard muni de ses rushs reprend le tournage en 1976 sous le titre Ici et Ailleurs. Et commence …à déraper. Qu’il produise des images de camps de réfugiés et dénonce la colonisation n’est pas blâmable en soi. Mais certaines images et certains propos sont inexcusables. Dans un montage grossier, il superpose des photos de Golda Meir, une des fondatrices de l’Etat, avec celles de Hitler, prononçant tous les deux le mot Palestine, ou encore des photos d’enfants palestiniens tués à des cadavres de camps de la mort. Le film justifie aussi la prise d’otages d’athlètes israéliens aux JO de Münich en 1972. Pour lui les Israéliens se vengent de la Shoah sur les Palestiniens, et par les surimpressions d’images de ce film, il les traite implicitement de bourreaux nazis. En 2004, dans Notre Musique, Godard rapproche Shoah et Nakba*. Encore plus grave et consternant, dans le film d’Alain Fleisher Morceaux de conversations avec JL Godard (2007), il dit à Jean Narboni* : « Les attentats suicides du peuple palestinien pour faire exister un Etat, ressemblent en fin de compte à ce que firent les Juifs en se laissant conduire comme des moutons » (qui se veut formule biblique) »et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l’Etat d’Israël (sic)..Au fond il y a eu 6 millions de kamikazes ». Les Juifs seraient donc responsables et coupables de leur extermination. A Elias Sambar* il écrit : « Israël ne dit pas qu’il lui a fallu cette folie allemande pour conquérir le droit d’avoir un pays. D’exister uniquement à cause de la haine. Et le peuple juif rencontre à son tour son autre peuple juif, les Palestiniens ». Pour justifier ces arguments il est prêt à n’importe quel jeu de mots. dans JLG/JLG en 1994 il dit : « Dans les camps nazis les détenus très affaiblis étaient appelés des musulmans ».
Ses propos sont également souvent purement antisémites. D’abord il essentialise les Juifs. Il parle de « peuple » juif (ce terme a-t-il un sens? Il est vrai que beaucoup l’emploient, y compris des Juifs), ou il utilise facilement le pluriel : « les Juifs ». Il ne craint pas d’exprimer ouvertement ses préjugés antisémites. Alors qu’il se plaint des plaisanteries antisémites proférées par son grand-père maternel quand il était enfant, il accuse des « gangsters juifs d’avoir créé Hollywood et les producteurs juifs émigrés d’Europe centrale d’avoir compris que faire un film, c’est produire une dette ». D’ailleurs lors d’une dispute il traite son producteur Pierre Braunberger de « sale Juif » ou dit à son ami Jean Pierre Gorin (avec lequel il a fondé le collectif Tziga Vertov) : « Ah…les Juifs vous appellent quand ils entendent le tiroir-caisse! ». Dans certains films il commet des blagues douteuses, par exemple il plaisante sur l’étoile de recommandation donnée à un cinéaste par un critique de Paris Match, « donnée comme aux Juifs ».

Et pourtant l’homme est contradictoire et particulièrement sur la question des Juifs qui l’obsède. En plus du reproche adressé à son grand-père il se sent culpabilisé de n’avoir pas été alerté sur l’Holocauste dans son enfance. Alors qu’ il déclare : « Un catholique (lui est protestant), je sais ce que c’est : il va à la messe. mais un Juif, je ne sais pas, je ne comprends pas. » (film d’Alain Fleischer), en même temps il s’autoproclame « Juif du cinéma », parce qu’il s’y sent marginalisé et persécuté. La profondeur des textes sacrés juifs se retrouve dans son oeuvre. Le film Hélas pour moi (1993) s’inspire librement du philosophe Gershom Scholem, spécialiste de la Kabbale et de la mystique juive. Godard pense étrangement que les Juifs ont su transmettre l’art des images (pourtant interdites par la religion) qui s’est perdu lors de la seconde guerre mondiale, période qui signe pour lui la mort du cinéma. Et l’on peut dire qu’il est travaillé, même obsédé par la Shoah qui apparaît directement ou indirectement dans ses films, de façon inverse aux idées qu’il exprimait en parlant d’Israël. Dans Une Femme mariée (1964), il est beaucoup question des Juifs et d’Auschwitz. Le cinéaste dénonce la banalisation du mal et de ses images. L’héroïne Charlotte confond Auschwitz avec la thalidomide* et quand elle va voir au cinéma Nuit et Brouillard (1956) de Resnais, le cinéaste alterne les plans avec de banals gestes d’amants, pour condamner la superficialité et l’obscénité de cette société qui consomme de la mémoire comme tout autre objet jetable. Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), une prostituée, incarnée par Marina Vlady, emmenée par un client dans un hôtel, se rebiffe quand celui-ci ironise en ces mots : « C’est un hôtel réservé aux Juifs car il a une étoile ». Dans Notre Musique (2004), un personnage de jeune journaliste israélienne, petite-fille de déporté, interviewe le poète palestinien Mahmoud Darwich (moment illusoire de paix entre les deux peuples ?). Les épisodes d’Histoire(s) du cinéma sont pleins d’images d’archives de la Shoah. Godard trouve le cinéma fautif de n’avoir pas dénoncé les camps par l’image, phrase assez obscure puisque, à part les nazis, on ne voit pas bien qui aurait pu filmer. Peut-être parle -t-il de fictions ou de reconstitutions. mais on sait à quel point elles ont soulevé des débats sans fin : Kapo (1960) de Gilles Pontecorvo, La Passagère (1963) film polonais de Munk et Lesiewicz, La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg, La Vie est belle (1997) de Roberto Benigni, pour ne citer que les plus connus. « Il faudrait », dit-il, « filmer le camp du point de vue des tortionnanires se posant des problèmes concrets de logistique ». mais il reconnaît que ce serait intolérable. Il a envisagé d’adapter le roman Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell et acquis les droits de Les Disparus (2007) de Daniel Mendelsohn. En 1960 il prend part au débat sur les rapports entre la forme et le fond au cinéma lors d’une table ronde sur Hiroshima mon amour (1959) de Resnais. »Le travelling est affaire de morale ». La morale est dans le regard. Pour lui « Hiroshima et Nuit et brouillard esthétisent l’horreur et suscitent de mauvaises réactions, comme pour un film pornographique ». Ce que Rivette en 1962 dénoncera violemment aussi à propos du film Kapo (de Gilles Pontecorvo) qui esthétise le suicide d’une déportée, jouée par Emmanuelle Riva, qui se jette sur les fils barbelés du camp. »Le cinéaste capable d’un tel travelling n’a droit qu’au plus profond mépris », dit-il. Enfin Godard s’oppose fermement à Claude Lanzmann à qui il reproche de n’avoir rien voulu montrer dans Shoah (1985). « Il vaut mieux voir », dit-il, « que s’entendre dire ». Peur du négationnisme?

On le voit, l’homme est complexe, souvent antipathique (ne faisant rien pour se faire aimer) et contradictoire, parfois jusqu’à l’absurde. Certes ses positions antisionistes se fondent dans le courant extrême-gauchiste d’après 1968 et sont encore actuelles. Mais son explication du rôle de la Shoah dans la création de l’Etat d’Israël est fausse, délirante, et intolérable. Son antisémitisme ordinaire relevé par de nombreuses personnes est médiocre et tomberait aujourd’hui sous le coup de la loi. Est-ce-que son talent, sa sensibilité particulière à la persécution des Juifs et sa traduction en geste artistique peuvent le racheter sur le plan éthique? On retrouve là les vieux débats sur les rapports de l’art et de la morale, de l’oeuvre et de l’homme.

SOURCES

La plupart des citations de Godard sont extraites du livre de JLuc Douin.

Jean-Luc Godard, dictionnaire des passions par Jean-Luc Douin (Stocck, 2010)

Articles du Monde de Jacques Mandelbaum et Michel Guerrin des 14 et 17 septembre 2022

Article de Franc tireur de Didier Daeninckx semaine du 24 octobre 2022

Film d’Alain Fleischer Morceaux de conversations avec JL Godard 2007

Films de JL Godard dont Histoire(s) du cinéma, gratuitement en ligne sur FR TV

Une Femme mariée sur Arte.fr, gratuitement en ligne.

Tous les films de Godard sont vendus en DVD.

 

NOTES

Nouvelle vague : mouvement de cinéma français né au milieu des années 1950 et qui se termine à la fin des années 1960. Il fédère de jeunes critiques des Cahiers du cinéma dirigé par André Bazin, influencés par le cinéma américain découvert après 1945 et certains réalisateurs européens comme Jean Renoir, JPierre Melville ou les néo-réalistes italiens. Ils rejettent l’académisime du cinéma françaie, revendiquent une nouvelle façon d’écrire, de réaliser et de produire des films. C’est  » la politique des auteurs ». Parmi les plus connus Truffault, Godard, Rivette, Chabrol, Rohmer, Eustache, Resnais, Varda, Demy etc.

Groupe Tziga Vertov : (1968-1972) Collectif de cinéastes (Godard, Gorin et Roger) qui ont réalisé 8 films militants maoïstes.

Fatah : parti nationaliste palestinien fondé en 1959 par Arafat, appartenant à l’OLP.

Massacres de septembre noir (1970-1971) : guerre intestine entre le roi de Jordanie et les Palestiniens du même pays. Des milliers de morts et l’exil des Palestiniens vers le Liban. Un groupe terroriste nommé Septembre noir se forme en 1971 et commettra de nombreux attentats contre des dirigeants arabes mais aussi contre israël dont celui de Münich.

Nakba : exode de la population palestinienne hors d’Israêl après la guerre de 1948-49.

Jean Narboni : né en 1937, il est critique de cinéma, historien, universitaire à Vincennes. Il co-dirige longtemps les Cahiers du cinéma.

Elias Sambar : né en 1947 à Haïfa. Intellectuel et poète palestinien qui a enseigné à Paris, au Liban, aux USA. De 1981 à 2008 il fonde et dirige à Paris la Revue d’études palestiniennes. Actuellement il est ambassadeur de la Palestine à l’Unesco.

Thalidomide : sédatif anti nauséeux utilisé entre 1950 et 1960, prescrit aux femmes enceintes, ce qui causa de nombreuses malformations congénitales. Ce scandale sanitaire fut reconnu seulement en 1961 et le médicament fut retiré.

 

 

 

 

 

Ce contenu a été publié dans culture, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *