Les Juifs d’Italie (3) : l’ère fasciste (1922-1945)

Nous avons vu qu’au début du XXè siècle les Juifs italiens sont globalement acceptés et bien intégrés à la société. Lorsque Mussolini prend le pouvoir après sa

Mostra della Rivoluzione fascista
Affiche de propagande

marche sur Rome du 28 octobre 1922, et jusqu’en 1936, les Juifs ne sont pas ses cibles (il pourchasse dès 1922 les opposants politiques et dès 1926 les Roms). Il déclare même lors d’un discours, en 1929 : « Les Juifs sont à Rome depuis les Rois [del’Antiquité], ils étaient 50 000 sous Auguste, nous les laisserons en paix ». Margherita Sarfatti,  bourgeoise juive vénitienne, femme de lettres, critique d’art, devient la maîtresse de Mussolini dont elle favorise l’ascension et la propagande dans une revue fasciste qu’elle dirige (jusqu’en 1938, date à laquelle elle quittera l’Italie).  20% des Juifs prennent leur carte au parti fasciste, ce qui est trois fois plus que la moyenne des Italiens. Avec le recul il est facile de s’étonner et de condamner ce choix. Des banquiers financent le parti, croient en la modernité de l’homme et du régime, accompagnent les grands travaux. Ils ne voient pas arriver le danger. Pourtant dès 1930 on s’aperçoit que le racisme et l’antisémitisme sont contenus en germe dans la doctrine fasciste : nationalisme, donc rejet puis persécution des minorités; racisme colonial; italianisation à marche forcée dès 1922 des populations slaves de Slovénie ou des Autrichiens du haut Adige; théorie de « l’homme nouveau » héritier pur des anciens Romains, ce qui amène Mussolini dans un contexte particulier à durcir sa position vis-à-vis de la population juive.

Après la guerre d’Ethiopie de 1935-36, parce que  presque tous les ennemis politiques sont morts ou en prison, il veut « relancer la machine totalitaire en trouvant de nouveaux ennemis » selon l’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci. Le Juif devient ainsi

La défense de la race

le nouveau bouc émissaire, négatif de « l’homme nouveau ».
De plus, en septembre 1937, Mussolini se rend à Berlin et en  revient fasciné par le contrôle des foules par Hitler. La venue d’Hitler à Rome en mai 1938, si bien rendue en filigrane dans le film d’Ettore Scola Une journée particulière, finit de le convaincre.
Le 18 septembre 1938, à Trieste, où résident précisément plus de 6000 Juifs, il prononce le « manifesto della razza », (le manifeste de la race) : le recensement raciste effectué peu après permet l’exclusion des Juifs de la fonction publique, l’interdiction des mariages mixtes, la confiscation de biens et d’entreprises, l’interdiction de publier un journal, d’avoir une radio et même

Bande dessinée antisémite pour enfants parue en janvier 1939 dans le journal des scouts fascistes il Babilla

d’étudier dans les écoles. Lire le roman de Georgio Bassani, le Jardin des Finzi-Contini et voir le film éponyme de Vittorio de Sica.

En 1940 l’Italie entre en guerre en s’alliant à Hitler mais jusqu’à sa destitution en juillet 1943, Mussolini ne reçoit aucun ordre des Allemands. C’est lui qui décide de rassembler, soit en « internement libre », soit dans des camps de concentration, des centaines de Juifs italiens soupçonnés d’espionnage et 3800 Juifs étrangers et apatrides réfugiés ou transférés depuis des pays sous contrôle italien, la Libye, la Slovénie, la Dalmatie, l’Albanie, Rhodes et Corfou et aussi des Tziganes. Ces internés se mêlent aux prisonniers politiques italiens, et aux citoyens réfugiés des pays ennemis. On dénombre dans la péninsule une centaine de lieux d’assignation à résidence et 48 camps.

En septembre 1943 l’Italie capitule et les Alliés occupent la moitié sud du pays et la Sicile, libérant  les camps. Mussolini destitué en juillet 1943 est arrêté par ordre du roi , emprisonné puis exfiltré par les Allemants qui s’emparent de Rome. Il se réfugie à Salo* à la tête de la RSI (République, fantoche, socialiste italienne). Les Allemands ont occupé la moitié nord de l’Italie. A partir d’octobre 1943 les camps mussoliniens deviennent la première étape de la solution finale. Conjointement les Allemands nazis et les fascistes de Salo persécutent les Juifs, les arrêtent dans des rafles comme celles de Trieste et de Rome en octobre 1943. Le manifeste de Vérone de novembre 1943, ratifié par

Carte des camps en Italie

Mussolini, donne une légitimité à l’extermination projetée par les Nazis. La police italienne arrête les Juifs qui sont parqués dans une cinquantaine de camps d’internement sous contrôle italien, pour être ensuite acheminés vers trois camps de transit, contrôlés par les Allemands : Fossoli, remplacé en août 1944 par celui de Bolzano (fermé en mai 1945)  et la Risiera de San Sabba* à Trieste, ouvert en décembre 1943, où près de 5000 personnes ont été assassinées sur place. Le premier convoi, où se trouve Primo Levi*, part

Photo de Primo Levi

de Fossoli le 22 février 1944. Au total partiront 12 convois de Fossoli, 14 de Bolzano, 74 de la Risiera, tous types de prisonniers confondus, vers Auschwitz principalement, mais aussi Mauthausen, Ravensbrück ou Bergen-Belsen. En tout 9400 Juifs, 6800 en 1943 et 2600 en 1944, sont déportés. On dénombre au total 7700 morts (dont 322 assassinés en Italie même) sur une communauté de 35 000 membres, soit un cinquième des Juifs d’Italie. Ce nombre « relativement réduit » s’explique :
-par les déportations tardives qui ont permis des retours (dont celui de Primo Levi)
-par l’hostilité d’une grande partie  de la population à la politique de déportation : Yad Vashem a reconnu 734 Justes italiens. On peut citer le cas de Giovanni Borromeo, chef de service d’un hôpital romain, qui a sauvé de nombreux Juifs réfugiés là, en déclarant qu’un prétendu syndrôme K* très contagieux sévissait parmi ses patients.
-la désorganisation de la police italienne
– le rôle ambigu de l’Eglise et du pape Pie XII. A l’heure actuelle des historiens estiment que certes Pie XII n’a jamais pris de position publique contre l’arrestation des Juifs (par crainte, disait-il, qu’Hitler ne s’en prenne aux catholiques des pays occupés) mais qu’en secret lui et de nombreux ecclésiastiques ont sauvé des Juifs en les cachant au Vatican et dans des couvents, avec l’aide de la banque du Vatican. Le débat sur l’attitude de Pie XII reste vif encore aujourd’hui. (voir le film Amen de Costa Gavras).
-la participation de Juifs à la Résistance aux côtés des Partisans*
-l’aide logistique et financière de la Delasem, une délégation d’aide aux Juifs européens financée par le Joint américain.

En 1945 le pays est exsangue et la communauté juive de 50 000 personnes en 1938 ne compte plus que 27 000 membres environ. Entre 1938 et 1945, en chiffres approximatifs, 12 300 ont émigré, 5000 sont partis clandestinement, 7700 ont été exterminés. De nombreux survivants juifs des pays de l’est sont installés dans des camps italiens de personnes déplacées en attendant d’être dirigés vers la Palestine (ce que raconte Ahron Appelfeld dans le Garçon qui voulait dormir). Les Italiens sont très longs à reconnaître la participation de l’Italie à la Shoah. Ils instituent en 2000 seulement une journée de la mémoire, quelques mémoriaux sont construits tardivement dont celui de la gare centrale de Milan en 2013. En janvier 2021 Emmanuel de Savoie demande pardon à la communauté juive pour les actes de son grand-père, le roi Victor-Emmanuel III, qui entre autres méfaits a signé les lois raciales de 1938 « ombre indélébile de la famille de Savoie », a -t-il déclaré.
Au nom de la continuité de l’Etat, le processus d’épuration des années 1943-1944 s’étiole et aboutit à la loi d’amnistie de Tagliatti en 1946. Il y aura certes des procès de militaires allemands et italiens, ainsi que de fonctionnaires fascistes, mais aucune condamnation à mort ne sera prononcée. Après 1948 beaucoup sont libérés, voire réhabilités et réintégrés dans les services publics. Seuls Kappler et ses trois acolytes, responsables du massacre des Fosses Ardéatines*  seront emprisonnés à vie.
Ce refoulement à tous les niveaux de la société et l’oblitération totale, jusque récemment, de l’extermination des Juifs italiens (qui eux-mêmes n’ont rien revendiqué) peut dans une certaine partie expliquer le retour d’un parti ouvertement fasciste au sommet de l’Etat.

SOURCES

Marie-Anne Matard-Bonucci : l’Italie fasciste et la persécution des Juifs 2007 (PUF)

CONSEILS

A lire
Primo Levi   Si c’est un homme 1947
La Trêve 1963

Georgio Bassani  Le Jardin des Finzi-Contini  1962

Rosetta Loy La Parola ebreo (le Mot juif) 1997

Edith Bruck Le Pain perdu 2022

A voir en DVD
Vittorio de Sica Le Jardin des Finzi-Contini 1970

Bernardo Bertolucci : Novecento (1900) 1976

Ettore Scola Une Journée particulière 1977

Francesco Rosi La Trêve 1997 (d’après Primo Levi)

Roberto Benigni  La Vie est belle 1997

NOTES

République de Salo : (sept 1943-25 avril 1945) Destitué en juillet 1943, Mussolini est exfiltré par ordre d’Hitler. A Salo, au bord du lac de Garde, il fonde la République socialiste d’Italie, rejoint par les fascistes les plus extrêmes. C’est un gouvernement aux ordres, qui fera régner la terreur en Italie du Nord, jusqu’à l’exécution de Mussolini par les Partisans. Son cadavre est exhibé et pendu sur une place de Milan.

Risieria de Santa Sabba : usine de décorticage du riz à Trieste qui a servi de camp de transit et d’extermination (une chambre à gaz y était installée).

Primo Levi : (1919-1987)  Docteur en chimie et écrivain de poèmes, nouvelles et essais en forme de témoignages. Arrêté en déc 1943, il est interné à Fossoli d’où il part pour Auschwitz en février 1944. Il est libéré en janvier 1945 par l’armée russe. Après la guerre il se partage entre son métier de chimiste et l’écriture mais connaît des épisodes de grave dépression. Il meurt en chutant dans son escalier d’immeuble, probablement un suicide.

Le syndrôme K : maladie inventée par le Docteur Borromeo pour sauver des arrestations de nombreux Juifs réfugiés dans son hôpital de Rome.

Partisans : membres de la Résistance issue des mouvements anti-fascistes des années 1920. Ont combattu Mussolini clandestinement et ont mené la guerre de libération de l’Italie du Nord contre les fascistes et les Nazis en 1944-1945. Voir le film de Bernardo Bertolucci 1900

Massacre des Fosses Ardéatines (24 mars 1944) : massacre sur ordre allemand de 335 civils italiens (dont 80 Juifs raflés à Rome) dans la périphérie romaine, en représailles de la mort de 32 soldats allemands tués dans un attentat. Kappler et trois militaires allemands ont été condamnés à la prison à vie.

 

 

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