Richard Malka : le droit d’emmerder Dieu, éditions Grasset 2021 (81 pages)

Richard Malka, né en 1968, est un avocat spécialiste du droit de la presse. Il est aussi scénariste de bandes dessinées et romancier. Il débute en 1992 au cabinet de Georges Kiejman (ministre sous la présidence de Mitterand), qu’il assiste en 2007 comme défenseur du journal Charlie Hebdo dans le procès dit « des caricatures de Mahomet », intenté par le CCIF*, la Mosquée de Paris et l’UOIF*. Il devient leur avocat et se lie d’amitié avec ses membres, en particulier Charb à qui il rend hommage en épilogue de son livre. Depuis 2020, il défend Mila, une jeune femme harcelée et menacée de mort sur les réseaux sociaux pour avoir tourné l’Islam en dérision.

Une du 12/09/2012

Son essai le Droit d’emmerder Dieu reçoit le prix du Livre politique, décerné par un comité de journalistes, en 2022. Il s’agit de la transcription écrite raccourcie de sa plaidoirie au procès (du 2 septembre au 16 décembre 2020) des attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015. Au jour 48 de ce procès ponctué par d’autres attentats (25 septembre devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, 16 octobre contre l’enseignant Samuel Paty, 29 octobre dans la basilique Notre-Dame de Nice), l’avocat, qui défend non les parties civiles mais la personne morale du journal, plaide haut et fort pour la liberté d’expression, « mère de toutes les libertés » selon Mirabeau, revendiquée par les philosophes des Lumières, inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1791* (avec la suppression du délit de blasphème dans le nouveau code pénal), concrétisée en 1881 avec la loi sur la liberté de la presse*, seule capable de nous assurer un avenir collectif pacifié. La liberté de critiquer les idées et les croyances par la satire, la caricature (sans critiquer les personnes) est un héritage civilisationnel précieux, arraché de haute lutte à l’Etat et à l’Eglise et symbolisé par la loi sur la laïcité de 1905. Y renoncer c’est renoncer à notre histoire universaliste, où le droit l’emporte sur la force, la raison sur la croyance.

Comment en est-on arrivé à ces tragédies (Charlie Hebdo*, Montrouge* et l’Hypercacher*)? Richard Malka rappelle les étapes de le l’histoire des caricatures. D’abord l’assassinat par un islamiste en novembre 2004 à Amsterdam du réalisateur Theo Van Gogh* (personnage peu sympathique idéologiquement, l’avocat ne l’occulte pas, mais qui ne méritait pas la mort pour autant), pour avoir réalisé avec Ayaan Hirsi Ali, une néerlandaise d’origine somalienne, un documentaire qui dénonce la soumission des femmes dans l’islam. Ce premier choc entraîne la publication de quelques caricatures de Mahomet en septembre 2005 dans un journal de centre droit danois. Ce qui suscite très peu de réactions, y compris dans le monde musulman. En décembre 2005 des imams danois des Frères musulmans, déçus par le manque de réactions, renforcent le dossier avec trois caricatures du Prophète trafiquées, ouvertement outrageantes, deux venant de sites suprémacistes blancs, la troisième d’une photo de la fête du cochon à Tulle. Cette falsification de la vérité produit l’embrasement du monde arabe, des menaces de mort pour les dessinateurs danois et les premières réactions politiques hostiles au blasphème de l’ONU, de Jacques Chirac ou de Bill Clinton appelant « à de la retenue ». En France le journal France Soir publie les caricatures, son directeur est débarqué et en solidarité Charlie Hebdo les publie à son tour en février 2006. Le procès intenté par sept associations musulmanes danoises est gagné par le journal danois  et pareillement en France (voir introduction).

Dans un autre chapitre de sa plaidoirie Richard Malka dénonce ceux qui à force de complaisance et de lâcheté ont renoncé à défendre la liberté d’expression et en particulier une certaine Gauche française (dont il vient) qui a selon lui une responsabilité historique dans cette affaire, ce qui est une des causes de son déclin actuel. En culpabilisant Charlie Hebdo et ses soutiens au nom d’une prétendue islamophobie de ces derniers et au nom du statut victimaire des musulmans, ils ont entretenu depuis 2006 un climat délétère qui a insidieusemlent contribué aux tragédies de 2015. Le journal qui depuis sa création fustige et caricature toutes les institutions, armée, Etat, religions, police etc., devrait faire une exception pour l’Islam? Une idée ou une croyance qu’on ne peut critiquer est un dogme. Ceux que R.Malka nomme « les enfants gâtés de la république » ont non seulement abandonné le journal à ses morts et à son bunker actuel, mais aussi leurs valeurs héritées des Lumières. par des propos faux ou injurieux . Par exemple après la une du 19 septembre  2012 (voir image ci-dessus) Daniel Cohn Bendit sur BFM TV  « ils doivent aimer se faire mal…se faire peur », Pascal Boniface, géopolitologue, dans le Nouvel Observateur, « le pire service à rendre à ce journal serait qu’un acte violent soit commis contre lui », Mehdi Meklat, animateur du Bondy blog*, adoubé par de nombreux journalistes de France Inter et par les Inrockuptibles, tweetant en 2014 « je vous (journalistes de Charlie) souhaite la mort » et des propos plus injurieux que je ne citerai pas, Pour Richard Malka les Français musulmans doivent être traités comme les autres, ils ne sont ni des envahisseurs, ni des victimes. (Interview du journal Télégramme du 9 octobre 2021). Après les attentats les discours de ces « enfants gâtés » ont gagné encore en violence.  C’est Emmanuel Todd, anthropologue, qualifiant la manifestation du 11 janvier 2015 « de défilé de la France blanche catholique moisie ». Danièle Obono, députée France insoumise de la République, qui le 11 janvier 2015, écrit publiquement dans son blog qu’elle refuse de pleurer pour Charlie mais pleure sur ses camarades de gauche qui « sont Charlie et qui défilent ». C’est l’article assez sidérant de Virginie Despentes publié conjointement par les Inrockuptibles et Libération le 17 janvier 2015  » J’ai été les gars qui entrent avec leurs armes…et avaient décidé de mourir debout…j’ai aimé ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant leur identité avant de viser au visage… » !!!Et l’avocat de citer aussi des rappeurs très virulents comme Nekfeu,  des associations hostiles au journal comme le Mrap* (revenu depuis sur son attitude et présent au procès), la Ligue des droits de l’homme. Richard Malka termine cependant sur une note d’espoir : les discours politiques sont plus apaisés en ce qui concerne Charlie et ses caricatures ( peut-être aussi celles-ci sont-elles devenues moins virulentes?) et de nouveaux référents sont apparus dans la communauté musulmane française enclins à la nuance et à la transmission d’un islam des Lumières, comme Chems-Eddine Hafiz, le nouveau Recteur de la Mosquée de Paris.

A titre personnel cette ode à la vie et à la liberté, ce livre concis, documenté et sensible, m’a renforcée dans mes convictions laïques et universalistes. Les caricatures, même si je n’apprécie pas toujours leur outrance, sont un apport historique et essentiel au débat démocratique si menacé. Contre la terreur ( ici des djihaddistes), nous devons rester fermes sur nos convictions si particulières en France, celles d’une République une, laïque et indivisible. non communautariste. Ces principes n’empêchent nullement les combats contre les racismes et les discriminations dont les journalistes de Charlie Hebdo ont toujours été des étendards. Mais une vigilance constante s’impose. Après l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020, passé le premier état de sidération, j’ai entendu personnellement et publiquement à nouveau de curieux discours sur ce professeur qui « n’aurait pas dû utiliser ces caricatures, que cela peut heurter certains élèves, etc. » Voilà pourquoi la lecture de cet essai est si salutaire. A ce propos on peut relire le puissant article de Voltaire sur le fanatisme religieux  (Dictionnaire philosophique, 1764)

NOTES

CCIF : collectif contre l’islamophobie en France, dissoute en 2020.

UOIF : union des organisations islamiques de France, liée aux Frères musulmans.

Droit au blasphème en France : l’article 10 garantit la liberté d’expression « nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses ». (pour la petite histoire, le délit de blasphème a été supprimé en Alsace-Moselle …en 2017).

Loi du 29 juillet 1881 : débattue houleusement à l’Assemblée. célèbre phrase de Clémenceau « Dieu se défendra bien lui-même, il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ».

Attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015 :  au siège de Charlie Hebdo par les frères Kouachi (12 morts  et 5 blessés), à Montrouge l’agent de police Clarissa Jean-Philippe assassinée par Coulibaly, à l’Hypercacher de la porte de Vincennes quatre victimes juives  de Coulibaly

Theo Van Gogh (1957-2004) : arrière petit-neveu du peintre, réalisateur de films très connu aux Pays -Bas. Provocateur, tenant parfois des propos racistes et antisémites.

Bondy blog : média en ligne créé en novembre 2005 au moment des émeutes dans les banlieues. Il a pour vocation d’être la voix des quartiers populaires et des diversités ethniques. Il est hébergé par le journal Libération. Il est l’objet de diverses polémiques au sujet de sa supposée sympathie pour l’islamisme. Après la révélation en 2017 de ses tweets antisémites, homophobes et sexistes, le blogueur Mehdi Meklat en est exclu. Laurent Cantet vient d’en tirer un film Arthur Rambo (2021).

MRAP : mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples

Interview de Richard Malka au centre d’action laïque de Bruxelles

 

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7 réponses à Richard Malka : le droit d’emmerder Dieu, éditions Grasset 2021 (81 pages)

  1. Merigous dit :

    Super article Reine ! Merci .
    J ai lu le livre dont j avais entendu parler avant de te lire …

  2. Charlotte NACHER dit :

    Merci Reine pour cet article détailé sur la liberté d ‘expression.

  3. Claire dit :

    Sur la conclusion à titre personnel, il me semble que la défense ferme et convaincue du droit de critiquer des religions, jusqu’au « blasphème », doit être complétée par une remarque :
    De même que le droit de critiquer le sionisme , venant de certains milieux, est détourné à des fins antisémites, le droit à la liberté d’expression à l’égard des questions religieuses peut, dans certaines circonstances, servir de cache-sexe au dénigrement de groupe sociaux, principalement musulmans.
    La caricature est pour Charlie un exercice qui s’est appliqué joyeusement à toutes les croyances.. C’est un acte de liberté contre la dictature des autorités religieuses, contre les interdits, les obligations, les censures appliqués à tous, croyants ou incroyants
    Mais ce « droit au blasphème », lorsque ‘il ne s’inscrit pas dans une lutte légitime de libre expression contre des dictats menaçants, peut aussi dissimuler et servir des intentions racistes; et méprisantes
    Comment tracer une limite entre l’exercice salutaire d’exprimer sa liberté de penser et de rire face à des censeurs, et l’utilisation pernicieuse de ce droit dans l’intention de rabaisser ou d’offenser des personnes attachées à des rites ou des croyances ?

    Dans un ouvrage consacré à la critique d’un autre droit, le droit de propriété, Pierre Crétois (*) fait état de décisions de justice qui peuvent éclairer notre réflexion sur ce droit de « blasphémer » que prétendrait interdire des autorités religieuses.
    Il cite le cas de deux voisins propriétaires de terrains : l’un utilise le sien pour pratiquer le ballon dirigeable, l’autre, mécontent, érige sur son terrain proche.une série de hauts piquets de bois sur lequel le ballon se déchire un jour. Une action en justice va suivre. Un propriétaire n’a-t-il pas le droit de faire ce qu’il veut de son propre terrain ? Lc cour de cassation tranche : planter des piquets n’avait pas d’autre objectif que d’empêcher le voisin d’utiliser son dirigeable, il s’agit d’un abus de droit.
    Abuser de son droit, c’est l’utiliser d’une manière qui ne s’explique pas par l’usage normal de la chose mais par le seul objectif de nuire…..

    Le juriste bordelais Léon Duguit, étend la réflexion à l’ensemble des droits :
    avant d’être des droits subjectifs attribués à l’individu de façon absolue, les droits doivent être considérés comme justifiés et motivés par la fonction sociale que leur assigne la règle du droit et n’être garantis que dans ce cadre. (Cité par Pierre Crétois, p.79)
    La ligne de partage entre l’exercice d’un juste droit et son usage afin de nuire est difficile à tracer, – on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. – mais la défense de la liberté de se moquer des religions, dans le cadre des journaux satiriques ou de débats idéologiques, ne doit pas être confondue avec son détournement afin d’offenser ou d’humilier son voisin.

    Pierre Crétois, La part commune – Critique de la propriété privée
    Editions Amsterdam, 2020

  4. frandon isabelle dit :

    Merci Reine de ton article sur le livre de Richard Malka que je viens de lire. Il rappelle que les limites de la liberté d’expression ne peuvent être fixées par les croyants, quels qu’ils soient. Être offensé par une caricature en tant que croyant ne peut remettre en question la liberté de caricaturer prophètes, textes sacrés, rites…de n’importe quelle religion. Autrement dit, la limite ici de la liberté d’expression ne repose pas sur la susceptibilité du croyant, sachant que se moquer d’un prophète, ce n’est pas interdire au croyant de pratiquer sa foi. A contrario, si on prend en compte cette susceptibilité, plus elle sera intense et fanatique moins on aura le droit de s’en moquer. Ainsi se met en place censure et régime de terreur intellectuelle. Alors, toutes les expressions fanatiques auraient beau jeu de faire de leur offense le moteur de leur violence. N’est-ce pas ce à quoi en partie on a pu assister? N’y a-t-il pas des musulmans aussi qui aimeraient jouir de le liberté d’expression? Le peuvent-ils aussi facilement que pour d’autres religions? (affaire Mila) En matière de croyance, la limite s’opère dès que ce sont les croyants eux-mêmes qui seraient directement attaqués. Deux mots à propos de l’article de Claire : l’idée d’un sens caché, détourné bien sûr tjrs possible au service d’intentions racistes ne peut remettre en cause le droit fondamental d’exercer la liberté d’expression. Si on privilégie les intentions par rapport à l’acte, ne risque-t-on pas d’être dans l’incapacité radicale d’établir la moindre limite entre racisme condamné par la loi et droit au blasphème ? Quant à l’exemple pris par Pierre Crétois par rapport à un litige concernant des terrains voisins, je ne vois pas comment établir une analogie avec l’offense faite aux croyants. Il s’agit de faits objectifs ( la présence de piquets) là où,dans le cadre de la religion, on est immergé dans un relativisme subjectif très flou et c’est la raison pour laquelle on ne peut pas faire de la susceptibilité un casus belli.

    • Claire dit :

      Que « la limite de la liberté d’expression ne repose pas sur la susceptibilité du croyant », je suis d accord avec cette affirmation
      La limite proposée n’est pas du tout liée à la susceptibilité de qui que ce soit, (encore que dans la sphère des relations personnelles nous sommes souvent attentifs à cela) mais à l’intention malveillante de l’auteur de la caricature.

      Il n’est certes pas toujours simple de mettre en évidence objectivement le racisme ou l’antisémitisme qui peuvent se cacher derrière des caricatures ou des moqueries.
      C’est le travail des juges et finalement, ce n’est pas si compliqué, lorsqu’on en étudie les circonstances, de déceler l’intention initiale d’un acte ou d’un propos.

      Par exemple, pour revenir à la caricature d’un prophète, il est clair que Charlie est dans un registre de droit de critiquer et de rire qui s’est suffisamment exercé dans tous les domaines religieux et politiques sans viser à exclure ou humilier une catégorie particulière de la population. D’ailleurs Charlie est un journal de caricaturistes que les gens susceptibles n’ont pas l’obligation d’acheter ni de lire
      Si par contre des caricatures de Mahomet ou d’Allah sont distribuées sous forme de tract à la sortie d’un métro ou sur un marché avec la mention « votez Front National », il faudrait pas mal d’hypocrisie pour nier l’intention raciste d’une action menée par un parti visant clairement les Musulmans.

      Donc les limites de la liberté d’expression ne sont pas celles auxquelles prétendent les inquisiteurs de la censure religieuse, ce sont les limites imposées, en démocratie , aux expressions émises dans des intentions malveillantes stigmatisant une partie de la population. Ce sont les limites au racisme, à l’antisémitisme, au sexisme,, à l’homophobie…, certaines étant d’ailleurs, en France, inscrites dans la loi.

      • frandon isabelle dit :

        Bonsoir,
        Bien évidement, si une caricature de Charlie est reproduite sous forme de tract et est instrumentalisé à des fins politiques, nous sommes d’accord, ce détournement à des buts racistes tombe sous le coup de la loi. Ce n’est plus une affaire de susceptibilité. Mais dans cette affaire, une autre différence n’a pas suffisamment été prise en compte : c’est l’utilisation des caricatures en milieu scolaire. Dans le cas de Samuel Paty, il s’adressait à une classe de 4°. Il ne s’agit pas d’adultes mais de jeunes adolescents en formation. Or, le dessin de Coco qu’il a montré à ses élèves leur fait voir le prophète nu, vu de dos, une goutte au pénis, une étoile dans l’anus. L’association DCL créée par Charlie Hebdo s’était abstenue d’inclure cette caricature dans les dossiers pédagogiques destinés aux élèves. Il s’agit en effet d’une question d’ordre pédagogique ouverte à la discussion entre enseignants. Doit-on montrer à des ados un dessin aussi provocateur, alors qu’ils n’ont pas assez de maturité pour y mettre la distance attendue?

  5. Reine dit :

    Débat très intéressant dans les commentaires de Claire et Isabelle.

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