L’exposition « Proust du côté de la mère » au musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris jusqu’au 28 août

A l’occasion du centenaire de la mort de Marcel Proust (1871-1922) le MAHJ propose une exposition inédite centrée sur la judéité de l’écrivain, riche de plus de 150 documents. Elle donne à réfléchir sur l’attitude complexe de Proust face à ses origines, évoque l’inscription de la bourgeoisie juive française dans la société de son temps mais aussi la réception critique de son oeuvre dans les revues sionistes des années 1920.

Marcel, Jeanne et Robert Proust vers 1890

La mère de Proust, née Jeanne Weil, est la figure centrale de la vie de l’écrivain et son évocation au tout début de A la Recherche du temps perdu – « ma seule consolation…était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. mais ce bonsoir durait si peu…qu’il était pour moi un moment douloureux » -n’est pas anodine : en quelques pages elle devient l’archétype de l’objet d’amour pour le Narrateur, causant à la fois plaisir et souffrance. Dans la réalité Marcel est élevé principalement par sa mère qui lui transmet sa sensiblité, son raffinement, sa culture artistique et littéraire et son sens de l’humour. Le tableau de Monet Venise, le Grand canal, nous rappelle le voyage qu’ils ont fait tous les deux en 1900 dans cette ville qui réapparaît dans son oeuvre. Ils traduisent ensemble le poète anglais Ruskin*, échangent une correspondance de 159 lettres entre 1887 et 1905, évoquant sans restriction tous les sujets, même les plus intimes. En septembre 1904 Proust écrit : « Nous deux, on est reliés par une télégraphie sans fils ». Il n’est pas anodin non plus que l’écrivain s’attelle à la Recherche en 1905, juste après la mort de sa mère. « Il me serait si doux avant de mourir », écrit-il, « de faire quelque chose qui aurait plu à maman ».

Les familles paternelle (Weil) et maternelle (Berncastel) de Jeanne viennent d’Alsace et d’Allemagne et ont obtenu la citoyenneté française à la faveur de l’émancipation des Juifs sous le Consulat et le premier Empire. Un arbre généalogique impressionnant nous accueille dès la première salle, où l’on peut repérer quelques noms connus comme Adolphe Crémieux*, grand-oncle et témoin de Jeanne à son mariage ou le philosophe Henri Bergson, un lointain cousin. C’est une famille bourgeoise, totalement intégrée, invitée dans les salons, marche ultime de la distinction sociale. L’arrière grand-père Baruch Weil, porcelainier, comme le grand-père Nathé Weil, agent de change, ont des positions confortables et jouent un grand rôle dans la communauté israélite. Baruch a présidé à la construction de la synagogue rue de Nazareth, a été vice-président du Consistoire*, président du comité de bienfaisance et des écoles et mohel* à la synagogue Notre Dame de Nazareth. Son fils est secrétaire du Consistoire et aussi franc-maçon. La famille est non pratiquante. C’est son père Nathé qui présente Adrien Proust, non juif, à Jeanne car il pense que cette union favorisera son intégration dans la société française. Le mariage a lieu à la mairie mais il est convenu que les enfants seront élevés dans la tradition catholique. Pour autant, Jeanne ne se convertit pas, comme d’autres, au catholicisme et sera enterrée en présence d’un rabbin. Et dans une lettre à son ami Daniel Halévy de 1908, très récemment découverte, Proust évoque des visites qu’il a faites avec Nathé Weil dans le carré juif du cimetière du Père Lachaise et » le rituel du petit caillou sur les tombes familiales, dont [son] grand-père ne connaissait pas la signification ». Preuves que la mémoire (thème central de son oeuvre) et la tradition juives ne sont pas occultées. On peut noter que Proust a des liens beaucoup plus forts avec sa famille maternelle. Outre sa mère il adore sa grand-mère Adèle Weil, très cultivée, qui l’emmène au théâtre, les deux femmes inspirant le personnage de la grand-mère dans A la Recherche. Il écrit peu de lettres à son père médecin souvent absent et même si Illiers en Normandie (Combray) le berceau des Proust est un lieu important dans l’oeuvre, la famille paternelle apparaît peu transposée, si ce n’est sa tante Amiot en tante Léonie ou en creux son père, en médecin Cottard ou en père de mademoiselle Vinteuil.

De nombreuses photos de l’exposition évoquent la sociabilité de Proust qui a de

René Prinet
La Plage de Cabourg 1910

nombreux amis juifs ou comme lui « demi-juifs », Jacques Bizet fils du musicien et de Madame Strauss née Halévy, Gaston de Caillavet, Reynaldo Hahn, Daniel Halévy, Robert Dreyfus, Henri de Rothschild. Il fréquente les salons de la Plaine Monceau dans le 8ème arrondissement de Paris et l’été les villas de la côte normande. Il assiste indifféremment aux mariages juifs ou chrétiens de ses cousins. Il est sensible aux débats de son temps concernant le réformisme religieux ou le Sionisme. Il ressent fortement la montée de l’antisémitisme dans les écrits de Drumont, dans la montée des nationalismes et l’omniprésence de la réflexion sur les « races » (réflexion que l’on retrouve dans le Contre Sainte-Beuve). Dans une lettre à son ami Robert de Montesquiou qui a tenu devant lui des propos antisémites, il écrit en 1896 : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre ma mère est juive ».  Au moment où éclate l’Affaire Dreyfus (1894-1906), il s’engage avec son frère aux côtés des dreyfusards, s’opposant ainsi à son père qui penche du côté des anti-dreyfusards. L’Affaire est citée 250 fois dans l’oeuvre,  principalement dans le côté de Guermantes 1 et dans Sodome et Gomorrhe. Des personnages importants se répartissent en deux camps : Saint-Loup, les Verdurin et leurs habitués, Swann sont dreyfusards, le père du Narrateur, Albertine, Charlus, le duc et la duchesse de Guermantes sont anti-dreyfusards. Ces opinions peuvent évoluer au cours des romans. Par exemple les Guermantes et Saint-Loup changent de camp. Proust à la suite du texte de Zola « J’accuse » signe des pétitions dans le journal

Maurice Feuillet
Zola à son procès en 1898

l’Aurore, suit le procès de Zola en 1898  – dont il parle dans le roman Jean Santeuil– et le procès en révision de Dreyfus en 1899 à Rennes. Ce qui lui vaut d’apparaître dans une liste d’intellectuels juifs « dits Dreyfus » dans la Libre Parole, journal antisémite de Drumont. Il correspond avec Joseph Reinach*, avocat de la cause. Un tableau de l’exposition symbolise cet épisode, La Vérité sortant du puits, de Léon Gérôme (1896). Ou des dessins de presse de Maurice Feuillet.

Dans A la Recherche du temps perdu les allusions au Judaïsme, à la judéité, aux Juifs et à l’antisémitisme ne font pas défaut mais restent assez énigmatiques, posant plus de questions qu’elles n’en résolvent, tant le Narrateur, sorte de double de l’auteur, se positionne en observateur ironique de la société mondaine qu’il décrit. C’est comme s’il explorait indirectement ses origines. Plusieurs personnages sont désignés comme Juifs, Charles Swann, l’esthète, inspiré par Charles Haas, Albert Bloch l’écrivain, Nissim Bernard, Rachel, prostituée puis actrice, maîtresse de l’ami du narrateur, Robert de Saint-Loup. Swann est un personnage important, dandy fortuné qui fréquente la haute aristocratie française. Le Narrateur admire beaucoup cet homme plus âgé que lui. Au début Swann semble avoir oublié ses origines lui qui fréquente même des personnages antisémites. Mais ensuite, il devient un dreyfusard fanatique « exécrant les persécutions et rentrant au bercail de ses pères ». L’ami du Narrateur, Albert Bloch, inspiré par le banquier de gauche Horace Finaly, a des origines modestes de parents venus d’Europe de l’Est. Il n’a de cesse de grimper les échelons sociaux, jusqu’à renier ses origines en gommant les traits « juifs » de son visage et en se faisant appeler Jacques du Rozier, nom sous lequel il devient un écrivain à succès. Son oncle Nissim Bernard, inspiré par Moïse de Camondo, est courtisé pour sa richesse. Vantard et menteur, il entretient, à Balbec, des relations « coupables » avec des garçons du peuple. Rachel, la prostituée devenue actrice, est la maîtresse volage de Saint-Loup passionnément épris d’elle. Elle entre en résonnance avec l’opéra La Juive de Fromental Halévy (1835). Esther Lévy, cousine de Bloch, est soupçonnée par le Narrateur de coucher avec Albertine, la femme qu’il aime. Que pense le Narrateur de ces personnages? Qui approuve-t-l? Qui condamne-t-il? Leur judéité est souvent vécue comme une malédiction, ils sont de « la race maudite » (Contre Sainte-Beuve). Le Juif doit sans cesse se faire accepter. Il se vit comme un étranger, un paria, au même titre que l’homosexuel (« la race des tantes » dans Contre Sainte-Beuve) ou l’asthmatique. Swann était assimilé, et sa judéité lui revient en boomerang au moment de l’Affaire Dreyfus. Sa fille Gilberte qui a épousé Saint-Loup, méprise ses origines juives en prononçant mal le nom de son père, dans Le Temps retrouvé (Svann au lieu de Swann). Bloch veut totalement s’assimiler alors que ses parents cherchaient à se démarquer en parlant le yiddish. Il faut, dit l’auteur, trouver un juste milieu entre le Swann « rejudaïsé » et Bloch, s’en tenir à un judaïsme moderne empreint « d’un esprit juif intelligemment cultivé ». Une culture en harmonie avec la culture bourgeoise française du début du XXè siècle. Le Juif doit s’intégrer sans se renier. En cela l’écrivain reste fidèle aux idées de sa famille maternelle.

Bien sûr ce positionnement est éloigné du mouvement sioniste qui se développe en Europe de l’Est et en Allemagne à partir du Congrès de Bâle en 1897, initié par Theodor Herzl. En France, alors que les Juifs ont atteint un très haut degré d’intégration, l’Affaire réactive les peurs, ce qui nourrit le mouvement sioniste jusque dans les années 1920. Et ce sont paradoxalement des revues sionistes comme Ménorah, Palestine, la Revue littéraire juive, ou encore la Revue juive du romancier suisse Albert Cohen, qui vont publier des cours, des articles sur l’oeuvre de Proust, des fac similés de manuscrits ou des traductions de la Recherche dont une en hébreu. Et en 1923 paraît à Londres dans The Jewish Chronicle une nécrologie de Proust en forme d’hommage, rédigée par l’écrivain sioniste André Spire qui, avec d’autres sionistes enthousiastes, font de lui un héros de la « Renaissance juive » parce qu’ils apprécient le refus d’assimilation exprimé par le romancier. Curieuse destinée de l’oeuvre! L’exposition de quelques manuscrits rapprochés de facs similés du Talmud permet de constater une certaine similitude de structure entre les deux écrits. Pure hypothèse d’école mais séduisante, au sujet d’un écrivain qui se voulait pourtant éloigné de tout sentiment religieux.

Manuscrit de A l’ombre des jeunes filles en fleur

Antoine Compagnon, dans le livre qu’il vient de publier, Proust du côté juif (Gallimard 2022) rend compte des difficultés que l’on éprouve à appréhender la question de la judéité chez Proust. Les éléments biographiques, les masques derrière lesquels le Narrateur se cache, troublent et laissent parfois sans réponse. L’écrivain est photographié sur son lit de mort, ce qui est contraire à la religion juive, et il sera enterré selon le rite catholique. Proust a donc de multiples facettes, dont celles d’être écrivain et juif, mais, pour l’essayiste, Proust n’est en aucun cas un Juif honteux. C’est un homme de son temps, représentant incontestable de l’homme israélite émancipé et bien intégré à la bourgeoisie française. Il vit la judéité héritée de sa mère, comme elle, sans ostentation ni secret. Mais contrevenant à sa nature d’homme en retrait qui observe à distance, il a été capable de s’engager nettement et courageusement lors de l’Affaire Dreyfus, aux côtés de Zola, de Bernard Lazare ou de Joseph Reinach. Quelque chose a dû se jouer là pour lui, au plus profond de son être. C’est cette part énigmatique de sa personnalité qui m’interroge le plus.

SOURCES

Exposition au MAHJ  71 rue du Temple  75003 Paris

A la recherche du temps perdu : oeuvre en 7 volumes

Correspondance de Proust et de sa mère (10/18)

Site Akadem : Le premier kaddish de Proust (avec A.Compagnon et J-Y Tadié)

Proust du côté de la mère (avec Isabelle Cahn)

Le Judaïsme de Marcel Proust (avec Juliette Hassine)

MAHJ : Proust du côté juif (avec Antoine Compagnon)

NOTES

Adolphe Crémieux (1796-1880) : avocat, homme politique, arrière grand-oncle de Proust. ministre de la Justice sous la seconde République en 1848. Il fait abolir en 1848 le « more judaico »,  protocole discriminant imposé aux Juifs dans les cours de justice européennes. Il est député sous le second Empire. Sous la troisième République, il est ministre de la Justice à nouveau puis député du département d’Alger. Il fait voter un décret donnant la citoyenneté française aux 37 000 Algériens juifs.

John Ruskin (1819-1900) : écrivain, poète et critique d’art anglais qui a enseigné les beaux-arts. Proust et sa mère ont traduit sa Bible d’Amiens (1904) et Sésame et les Lys (1906).

Consistoire : institution qui organise le culte juif.

Mohel : circonciseur

Joseph Reinach (1856-1921) : journaliste, homme politique et avocat juif. Chef de cabinet de Gambetta (1881-82) puis député de 1883 à 1898 et de 1906 à 1914. Co-créateur de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen. Ardent défenseur de Dreyfus.

Pour compléter

Films :

Volker Schlöndorff  Un amour de Sawann (1984)

Raul Ruiz  Le Temps retrouvé (1999)

Nina Campaneez  A la recherche du temps perdu (2011)

Adaptation théâtrale

Le côté de Guermantes par Christophe Honoré à la Comédie Française (2020)

 

Ce contenu a été publié dans culture, histoire, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *