Colloque : l’antisémitisme en France XIXe-XXIe siècle. Jours 1 et 2.

artfichier_723900_5302895_201511232809836Du 10 au 12 mars 2016 je me suis rendue à ce colloque organisé conjointement par le musée d’art et d’histoire du Judaïsme et la Bibliothèque nationale de France. S’y sont succédé des sociologues, des historiens, des philosophes, des politologues, un journaliste, un psychanalyste, un inspecteur de l’Education nationale et même un archevêque. De très nombreux et divers points d’entrée donc, mais pour partir (et finir) d’une question unique et obsédante : pourquoi, quelles que soient les circonstances historiques et géo-politiques, la « passion » antisémite resurgit-elle comme un monstre protéiforme? Comment analyser ce phénomène et y remédier?

Au cours de la première journée, les intervenants sont partis de l’Affaire Dreyfus (1894 -1906 ), moment crucial de l’histoire de France où les Juifs de France, bien intégrés depuis leur émancipation par la Révolution française, se retrouvent piégés, non par un anti-judaïsme séculaire (juifs=déicides), mais par un nouvel antisémitisme racialiste diffusé notamment par Drumont, auteur de La France juive (1886) , créateur et directeur du journal la Libre Parole qui mène le combat anti-dreyfusard, et député officiellement antisémite d’Alger en 1898. Cette atmosphère antisémite pervertit l’armée et la justice au plus haut niveau, comme le montre l’historien Vincent Duclert et engendre l’arrestation d’un bouc émissaire, Alfred Dreyfus.
Les intellectuels des deux bords s’affrontent et l’historien Philippe Oriol nous propose un retour bien surprenant sur l’un d’eux, Bernard Lazare connu pour son engagement aux côtés de Dreyfus et auteur de l’Antisémitisme, son histoire et ses causes (1894 ). Dans cet ouvrage de 400 pages, Lazare (qui est un anarchiste juif) questionne les causes de l’antisémitisme et parmi elles isole dans quelques pages un argument paradoxal et polémique, à savoir que le juif lui-même, possédant et anti-social, en est l’un des facteurs. Sorti de son contexte, cet argument est repris par Drumont et est aujourd’hui amplifié et déformé par Alain Soral, antisémite notoire, qui a fait publier la première version du livre de Lazare.

La seconde journée commence par parcourir les années 1930-40 où s’installent progressivement les ingrédients nécessaires à l’émergence d’une idéologie antisémite menant à la politique d’Etat de Vichy. L’historienne Joëlle Allouche-Benayoun rappelle un épisode peu connu qui s’est déroulé  dans l’Algérie coloniale : en août 1934 à Constantine une partie des Algériens arabes , qui ne bénéficiaient pas du décret Crémieux, ont égorgé des Français juifs sous l’oeil indifférent ou discrètement complice des autorités françaises, faisant 25 morts et plusieurs dizaines de blessés. L’intervenante rappelle quelques éléments importants : la société d’Algérie, très hiérarchisée, comprenait les Français métropolitains, les Juifs naturalisés depuis le décret Crémieux (1870)*, les étrangers Espagnols et Maltais et tout en bas de l’échelle les Arabes. Les Juifs sont donc perçus par les Arabes comme privilégiés et comme indésirables par les colons français qui réclament dès 1871 l’abolition du décret Crémieux et dès les années 30 la mise à l’écart des Juifs d’Algérie. De plus le nazisme attire des musulmans hostiles à l’implantation d’un foyer juif en Palestine. Dès octobre 1940 s’installe un antisémitisme d’Etat qui abroge le décret Crémieux de sorte que les relations des deux groupes indigènes humiliés, juifs et arabes, s’améliorent au fur et à mesure que la situation des Juifs se détériore gravement. Les Juifs quitteront massivement l’Algérie en 1962.
L’historien Emmanuel Debono revient, quant à lui, sur un épisode peu connu qui se déroule en France parallèlement à la crise des Sudètes en septembre 1938. Au moment où Hitler impose le rattachement au Reich des Sudètes, territoire peuplé d’Allemands en Tchécoslovaquie, des réfugiés juifs affluent en masse par peur de la guerre. Se répand alors, dans la France majoritairement pacifiste, l’image du juif belliciste qui veut entrer en guerre contre l’Allemagne, affilié à une Internationale. Des incidents antisémites (violences contre les personnes, défilés antisémites) éclatent en France, surtout à Paris et dans l’Est, sans susciter de réaction du gouvernement ni de la presse républicaine.
Laurent Joly, également historien, poursuit en questionnant le rapport entre la tradition antisémite et la politique antisémite de Vichy.  Entre les deux le lien de cause à effet n’est pas toujours si évident. La dénaturalisation des juifs français prônée par Maurras n’est pas retenue dans le premier statut des juifs de 1940 qui semble plus s’adapter à l’ordre nouveau venu d’Allemagne qu’à une tradition xénophobe. De même Laval et Bousquet, hommes de gauche opportunistes, distinguent en 1942 les juifs français à protéger des autres, devenus apatrides, livrés aux Allemands.
Dans son allocution très concise, Carole Reynaud-Paligot montre comment l’anthropologie (ou science des races) républicaine, née vers 1860 et emmenée par Paul Broca, un darwiniste convaincu,  propose certes une vision inégalitaire des races, la race blanche (à laquelle sont censés appartenir les Juifs) étant supérieure aux autres, mais dénuée de tout antisémitisme. En revanche dans les années 1920 deux courants s’affrontent : l’un socialisant (avec Paul Rivet héritier de  Broca) qui s’engagera plus tard contre les théories nazies, l’autre (avec Georges Montandon) qui développe peu à peu un antisémitisme racialiste. Montandon obtient dès 1940 une chaire pour son cours sur « l’ethnie juive »et s’enrichit en établissant pour Vichy des certificats pseudo-scientifiques de race juive.
La philosophe Danielle Cohen-Levinas met en regard des textes de Jankélévitch avec des textes de Sartre et de Levinas. Pour Jankélévitch l’antisémitisme ne doit pas exister car  il est créé de toutes pièces par les autres; les Juifs n’étant pas un groupe cohérent, l’antisémitisme est donc un impensé d’une redoutable plasticité qui s’avance à coup de métamorphoses. Mais une constante est tapie sous ces masques : l’antisémite reproche au Juif d’être à la fois semblable et différent de lui. D’où le caractère particulier de l’antisémitisme qui n’est pas un racisme parmi d’autres fondés sur la seule dissemblance. Considérer le juif, dit Levinas, c’est » retrouver l’humanité, le Juif dans tout homme ». Levinas rejoint en cela Sartre pour qui l’antisémitisme « est un effroi devant la condition humaine ».  Sartre rejoint Jankélévitch quand il affirme que « c’est l’antisémite qui fait le Juif ». Mais par là-même il conteste au juif son essence de Juif et s’oppose à Levinas qui revendique la « difficile liberté » de l’identité juive; « on est Juif, on ne le devient pas » écrit-il.
L’après-midi des intervenants élargissent le propos en revenant sur les invariants de la pensée antisémite. Le philosophe Marc de Launay précise la pensée maurassienne, qui, pour être anti-judaïque ne souhaite cependant pas la mort des Juifs, idéologie dévolue au nazisme. Au cours des siècles et aujourd’hui encore on admet l’existence des Juifs dans l’histoire mais à des conditions définies par d’autres. La notion de « peuple juif » ne peut être conceptualisée, les groupes et les individus étant évolutifs et divers.
Le sociologue Jean-Yves Camus montre comment après 1945 l’Action Française réapparaît dès 1944 dans les premières réunions et textes négationnistes, malgré l’épuration. Le conflit algérien et l’affaire du canal de Suez divisent cette nouvelle extrême droite sur l’existence d’Israël. Si des meneurs comme Bardèche (cousin de Brasillach) sont viscéralement antisionistes, les catholiques intégristes sont favorables à l’existence d’Israël dans la mesure où il leur paraît être une sentinelle du monde libre face au bloc de l’Est. L’antisémitisme s’installe en continuité au Front national, la propagande antisémite du journal Rivarol  n’ayant jamais été interdite jusqu’à aujourd’hui.
Jean-Pierre  Winter, avec beaucoup d’humour, aborde les invariants antisémites sous l’angle psychanalytique. Freud rejoint Hannah Arendt quand il écrit, dans Moïse et le monothéisme (1939), que  » l’antisémitisme provient de l’inconscient des peuples les plus tardivement chrétiens qui jalousent les Juifs arrogants parce qu’ élus de Dieu ». Cet antisémitisme est le masque de leur anti-christianisme parce que le Christianisme  a été imposé à ces peuples autrefois barbares. En outre l’antisémitisme, loin d’être un racisme de plus, relève de la perversion mentale dans un déni de réalité : l’anti-dreyfusard par exemple savait que Dreyfus était innocent mais clamait le contraire. Le Juif devient le fétiche de l’antisémite qui projette sur lui la douleur de la condition humaine. Par exemple certains musulmans, en traitant les Juifs de « judéo nazis » prennent la place des victimes de la Shoah qu’ils semblent envier. L’antisémite attribue au Juif des pouvoirs mythiques en refoulant ses peurs infantiles. Il est donc particulièrement clivé, donc pervers, donc inamendable. D’où, dit en souriant Jean-Pierre Winter,  » je n’ai jamais eu à soigner de patient antisémite, car il aurait fallu qu’il ait un problème avec son antisémitisme pour venir me consulter! »
L’historien Philippe Raynaud rappelle la tradition antisémite de l’extrême gauche française, de Fourier ou Toussenel (années 1840) qui voient dans le juif « Roi de l’époque » le banquier mercantile à combattre dans une lutte des classes qui s’apparente à  la lutte des races.  Marx affirme que l’émancipation juive passe par la rupture avec le Judaïsme et dans son sillage, les Bolchéviques et révolutionnaires d’autres pays combattent le sionisme jugé nationaliste. Lors de l’affaire Dreyfus, l’extrême gauche se fond, mais de façon minoritaire, dans la nébuleuse anti-dreyfusarde. Actuellement en France l’idéologie post-coloniale de la gauche radicale outrepasse parfois un antisionisme politique qui se confond alors avec de l’antisémitisme. La cécité, et même le déni d’une partie des gauches devant l’antisémitisme des exclus (des banlieues en particulier) ne cesse d’interroger et d’inquiéter.
Perrine Simon-Nahum, également historienne, s’arrête sur les travaux de l’historien Léon Poliakov dont l’oeuvre Histoire de l’antisémitisme (1955-1994), de 1500 pages! dialogue avec les réflexions de Sartre et de Aron, philosophe qui a fait éditer Poliakov. Après avoir parcouru en historien et sociologue le fil quasi-ininterrompu de l’histoire de l’antisémitisme au cours des siècles, Poliakov s’interroge en philosophe sur les ressorts de la « passion » antisémite, les archétypes qu’elle véhicule et sur l’énigme qu’est ce peuple qui a toujours survécu à la haine. Pour lui l’identité juive n’est pas l’apanage d’une personne (comme chez Sartre), ni d’une religion ou d’une nation, mais d’une communauté qui affirme son humanité.

Notes

Le décret Crémieux de 1870 attribue d’office la citoyenneté française aux « Israélites indigènes d’Algérie ». Il est abrogé entre 1940 et 1943 et rétabli ensuite.

Le colloque est retransmis intégralement sur le site Akadem

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