SHTTL (pour shtetl bourgade juive du Yidddishland*, voir article) dont le titre sans « e »
se réfère au roman de Georges Pérec La Disparition*, raconte le dernier jour d’une bourgade juive d’Ukraine occidentale, à la frontière polonaise, le 21 juin 1941, veille de « l’opération Barbarossa* ». Le cinéaste a reconstitué non loin de Kiev un shtetl fictif inspiré de la ville ukrainienne de Sokal dans lequel les protagonistes parlent le yiddish.
L’argument en est simple et s’apparente aux contes . Mendele est parti depuis deux ans de son village pour Kiev, par amour du cinéma et admiration du réalisateur soviétique Marc Donskoï*. Il est devenu cinéaste de l’Armée rouge. Il vient, accompagné de son ami ukrainien Denyan, enlever la jeune femme qu’il aime, Yuna, le jour de ses fiançailles arrangées avec un autre homme, Folye, boucher grossier destiné à devenir rabbin. C’est l’occasion pour lui de se confronter à son propre père, homme austère et alcoolique, avec lequel il veut renouer, de visiter la tombe de sa mère très aimée qui s’est suicidée quand il était enfant, de parler religion avec le rabbin qui l’a instruit, de revoir ses amis desquels il se sent éloigné. La présence de Mendele agit comme un catalyseur, les tensions qui parcourent le lieu se ravivent. Le soir, Mendele et Denyan parviennent à exfiltrer Yuna et se réfugient dans la forêt, d’où ils partiront pour Kiev. Mais le 22 juin la Wehrmacht envahit l’Ukraine…
Ady Walter par ce film donne à voir ce qui a totalement disparu, le Yiddishland. Il reconstitue un monde englouti brutalement. Le décor est composé de nombreuses isbas et d’une synagogue peinte à la main et construite à partir de plusieurs styles ashkénazes (de l’Alsace à la Russie). La forêt délimite la bourgade et représente un espace de liberté. Car la vie au village est à la fois rassurante et étouffante. Tous vivent sous le regard de tous et l’exacerbation n’est jamais loin. On y voit beaucoup de gens modestes exerçant des petits métiers (bouchers, rémouleurs, cafetier, vendeurs de tissus, de céréales etc.). Le marché rassemble les habitants. Les religieux, dont des Hassidim*, (à qui Ady Walter dit rendre hommage) exercent encore leur pouvoir sur toute la société, mais les jeunes gens commencent à s’émanciper du poids de cette tradition à laquelle ils opposent les idées socialistes laïques ou sionistes. Beaucoup refusent de parler yiddish entre eux et préfèrent l’ukrainien. Le commissaire du peuple pousse à la soviétisation* de ces jeunes juifs en faisant des discours pleins de promesses qui s’avèreront trompeurs.
Les jeunes femmes aussi rêvent de se libérer des injonctions de la communauté (mariages arrangés par le rabbin, maternités, tâches ménagères) et sont séduites par la modernité du soviétisme qui les pousse à étudier et sortir du shtetl. Cette atmosphère qui s’électrise de plus en plus peut aussi être une anticipation de la tragédie à venir dont peu de personnages perçoivent l’imminence.
Mendele, enfant à la voix d’or de la yeshiva et élève préféré du rabbin, a fait la part des choses pendant son exil à la capitale. Tout en ne reniant pas complètement l’ancien monde, celui de l’étude religieuse, il aspire à la liberté de conscience et le cinéma, outil des plus modernes, lui permet « de raconter d’autres histoires » que celles de son peuple. Pour ces raisons il est considéré à tort comme un traître par les Hassidim de la synagogue. Leur violence à son égard est liée à leur peur de voir le monde du Judaïsme disparaître sous les coups de la laïcité et de la soviétisation. C’est aussi l’illustration de l’éternel conflit des générations. Cependant Mendele est revenu, certes pour chercher Yuna, mais aussi pour se justifier. A cause de cette culpabilité qui motive aussi son retour, il sera rattrapé par l’Histoire.
La forme du film est intéressante et épouse le fond. Ady Walter a réalisé un travelling unique en noir et blanc pour raconter le dernier jour de cette bourgade et donne l’illusion au spectateur d’un récit en temps réel. Ce long plan-séquence virtuose est aussi comme un piège qui se referme sur les personnages. La lumière est magnifique, la bande son qui alterne conversations dans deux langues, silences, bruits de la nature est d’une grande poésie. Quelques rares scènes en couleur figurent le bonheur du temps passé. La courte dernière scène (l’arrivée de la Wehrmacht) fait brutalement irruption dans ce monde en suspens.
Le réalisateur a rappelé dans des interviews qu’il ne veut pas représenter la Shoah mais opérer un pas en arrière d’une journée. Ce film se veut, en-dehors de son argument romanesque, un documentaire qui ressusciterait le monde perdu, en creux une réflexion sur l’histoire, la religion, la culture du monde yiddishophone. Il a travaillé avec le directeur de la culture yiddish à Paris, avec des acteurs américains (Moshe Lobel qui joue Mendele) et beaucoup d’acteurs ukrainiens qui tous ont dû travailler le yiddish, cette langue autrefois parlée par plus de 11 millions de Juifs ashkénazes et aujourd’hui très minoritaire*, qui ici renaît et fait figure de langue des vivants. La question essentielle posée par Ady Walter est : que peut le cinéma face à la disparition? Il n’est pas anodin qu’il donne le premier rôle à un personnage qui est lui-même cinéaste. Le cinéma remplit son office en ressuscitant la vie des disparus.
Ajoutons que le film a été tourné en Ukraine près de Kiev à l’été 2021 quand les troupes russes commençaient à se masser aux frontières. La post production a été interrompue après février 2022, le décor qui devrait servir de lieu pédagogique pour les écoles est miné de toutes parts, les techniciens ont été mobilisés, les techniciennes se sont exilées pour la plupart. Une guerre (1941) qui se superpose à une autre (2022). Et une sortie en France en décembre 2023, peu de temps après le 7 octobre, pogrom qui renvoie à bien d’autres.
Film très émouvant, parfois drôle, qui m’a donné un aperçu possible de la vie de ma famille polonaise et m’a fait réentendre le doux son du yiddish familial. Mais au-delà, ce film fort, beau esthétiquement, bien joué, peut intéresser tout spectateur. Courez-vite le voir il se joue dans peu de salles, que ce soit à Paris ou en province. Je vous préviendrai de sa sortie en DVD.
En salles à Paris (MK2, Escurial), à Montreuil sur Seine, Ris-Orangis, Lyon, Toulouse, Auxerre, Blois, Agen, Strasbourg
SOURCES
Le film
Trois couleurs (journal MK2)
Interview d’Ady Walter sur le site Akadem
NOTES
La Disparition : roman de Georges Pérec (1969) dans lequel ne figure pas une seule fois la lettre « e ». Ce lipogramme signifie entre autres la présence/absence des disparus pendant la Shoah, en particulier de sa mère Cyrla déportée à Auschwitz.
Opération Barbarossa : 22 juin 1941. Les Nazis envahissent l’URSS, brisant le pacte germano-soviétique de 1939. C’est l’ouverture du front de l’est qui précipitera la chute du Reich. A l’arrière du front plus d’1 million et demi de Juifs et autant de slaves seront anéantis. C’est l’armée régulière, la Wehrmacht, qui commence l’invasion, aidée ensuite par les SS, les Einsatzgruppen et des supplétifs locaux.
Marc Donskoï : (1901-1981) réalisateur soviétique prolifique.
Hassidim : Juifs très pieux appartenant à un courant mystique du Judaïsme né en Ukraine au XVIIIè siècle, créé par le rabbin Ben Eliezer.
Soviétisation : la déjudaïsation des régions de l’ancienne zone de cantonnement (Ukraine, Biélorussie, Pays baltes) a commencé bien avant l’invasion allemande. La soviétisation à marche forcée des Juifs traditionnalistes visait à en faire de parfaits communistes, de nationalité juive et de citoyenneté russe, en abandonnant la religion, et la langue yiddish. Beaucoup ont déjà été envoyés à l’est et au Goulag par Staline, principalement les sionistes de droite (ligne Jabotinsky), comme Begin par exemple. Ces déportations très dures en ont sauvé paradoxalement un grand nombre des griffes nazies.
Yiddish : langue aujourd’hui très minoritaire et dispersée. Elle se parle encore comme langue maternelle chez des Haredim d’Israël surtout à Jérusalem et Bnei Brak , aux Etats-Unis à New York (communauté de Williamsburg) ou la petite ville de Kyrias Joël, un peu en Pologne. Elle est enseignée aux Etats-Unis, au Canada, en Argentine, en Pologne, en Russie et en Europe, principalement en France où existe à Paris le plus grand centre européen de culture yiddish, le Medem.
Film en effet très intéressant qui donne un aperçu des différentes sensibilités juives et de leurs « disputes » dans cette Europe de l’Est d’avant-guerre. Et le film montre aussi, à la toute fin, les prémices terribles de l’assassinat de tout ce monde.