Spoliation et « aryanisation » des biens juifs sous Vichy : restitutions et réparations dans l’après-guerre (1)

Retour de Juifs déportés à l’hôtel Lutétia à Paris 1945

 De juin 1944 à janvier 1947, début de la IVè République, des gouvernements provisoires se succèdent dirigés par Charles de Gaulle, Félix Gouin, Georges Bidault et Léon Blum. Il faut fermer « la parenthèse de Vichy » et reconstruire un consensus national fondé sur une mémoire héroïque faisant la part belle aux Résistants français, gaullistes et communistes. La spécificité de la déportation des Juifs et des actes antisémites qui l’ont accompagnée est passée sous silence et les Juifs eux-mêmes, surtout les étrangers, dans cette atmosphère de déni, tentent de revivre et se montrent très peu revendicatifs pour récupérer leurs biens. Pour les survivants comme pour les historiens, l’humain prime et les dépossessions passent au second plan. Si ce n’est quelques rares travaux  intellectuels* entre 1945 et le début des années 1960, aucun discours officiel ne rend publics les dommages matériels subis. Il faut attendre mars 1997, suite au discours de Jacques Chirac au Vel d’Hiv en juillet 1995, pour que le premier ministre Alain Juppé lance une mission d’étude, la commission Mattéoli*, sur la spoliation des Juifs de France, travail poursuivi à partir de  1997 sous Lionel Jospin. La  CIVS* (ou commission Drai), installée en 1999, est chargée d’éclairer les familles requérantes, de leur apporter une réponse financière après avoir vérifié le montant des indemnisations versées juste après la guerre et de restituer les objets d’art éventuels récemment retrouvés.

Spoliations et « aryanisation » des biens entre 1940 et 1944

Aussitôt installé, le régime pétainiste met en place en 1940 dans le cadre juridique du statut des Juifs un recensement des personnes et des biens. Peu à peu on exclut les Juifs de professions libérales, de la fonction publique et plus généralement de la vie économique, on les arrête, on les interne dans des camps en France. Ceux qui s’échappent abandonnent leurs foyers et se cachent. Leurs appartements sont occupés, pillés. Vichy met en place une politique spécifique différente des autres gouvernements européens de collaboration. Les comptes bancaires, les actions, les parts de société  des Juifs sont bloqués, les entreprises et tous les outils de travail sont confiés à des tiers, désignés par Vichy ou les Allemands, qui en deviennent les administrateurs (et se paient sur les bénéfices), ou les liquidateurs. Il faut « éliminer l’influence juive de l’économie nationale » (loi du 22 juillet 1941). Une lutte a lieu entre les Allemands et les Français pour la récupération des biens.
En décembre 1941, à la suite d’attentats contre des soldats allemands à Paris, les Allemands décrètent la mise à mort de 100 otages juifs et communistes et soumettent les Juifs des territoires  français occupés à « l’amende du milliard » (de francs). L’UGIF*, créée en novembre 1941 est chargée de réunir les fonds pour les Allemands. L’argent sera essentiellement prélevé sur  la vente des biens juifs, les comptes juifs déposés à la Caisse des dépôts et consignations (CDC) sur ordre du Commissariat général aux questions juives et les sommes détenues dans les camps d’internement.

Les biens et l’argent des internés sont soit volés par ceux qui les arrêtent soit consignés dans des registres (par exemple la caisse du camp de Drancy tenue par Maurice Kiffer*) et versés sur des comptes de l’état français (Caisse des dépôts et consignations, Banque de France, Préfecture de police, Ville de Paris). Une partie de l’argent des Juifs étrangers a transité aussi par une banque allemande, la Reichskreditkasse, située à Paris.

Les objets et les oeuvres d’art, les instruments de musique, les livres ont connu un sort particulier. Mis à part le cas des marchands d’art ou des commissaires-priseurs ayant profité de la détresse des Juifs pour acheter à bas prix  des oeuvres ou  s’en emparer gratuitement en dénonçant au besoin leurs propriétaires* (voir le beau film de Losey Monsieur Klein), ce sont surtout les Allemands, après que Vichy a « aryanisé » les magasins d’antiquités et les galeries, qui spolient des oeuvres  appartenant à des Juifs,  Ces biens  volés dans des collections privées ou publiques sont soit vendus à Drouot, soit transitent par le musée du  Jeu de Paume pour être expédiés en Allemagne. La spoliation d’oeuvres des musées est possible grâce à la complicité de conservateurs (comme René Huyghe et

René Huyghe se courbant devant un dignitaire nazi et à gauche Bazin faisant le salut nazi 1943

Germain Bazin au Louvre). La spoliation des oeuvres est organisée au plus haut niveau du commandement nazi, par Alfred Rosenberg en vue d’enrichir les grands musées allemands ou de garnir des collections privées (Goering, Hitler). On n’oubliera pas le rôle de la Suisse qui faisait des affaires florissantes avec l’Allemagne en blanchissant l’argent des biens spoliés sur des comptes secrets et fermait les yeux sur l’importation d’oeuvres volées revendues sur place.

Réparations et restitutions dans l’après-guerre

Dès le 9 août 1944 la légalité républicaine est rétablie, la nullité des décrets antisémites est proclamée par le Gouvernement provisoire et on promulgue des lois générales « pour réparation des dommages de guerre ». La loi de 14 novembre 1944 prévoit la restitution immédiate des biens sous séquestre non liquidés à leurs propriétaires ou leurs ayants droit et normalement des appartements  et des ateliers occupés. Il faut noter que la plupart des Juifs expulsés ne pourront réintégrer leurs foyers qu’au terme de procès coûteux pour eux et parfois des années après (on dénombre plus de 10 000 procès entre 1946 et 1956)! De plus beaucoup de victimes, surtout les Juifs étrangers qui ne maîtrisent ni la langue, ni les arcanes de l’administration et qui ont perdu confiance envers la France, ne réclament rien. Des organismes comme le CRIF* ou le FSJU* apportent un peu d’aide  mais encore faut-il les connaître. Certains litiges complexes ne sont toujours pas réglés en 1949, date  prévue de clôture des dossiers. 70% des petites entreprises (majoritaires dans le commerce, l’artisanat etc.) sont rendues mais exsangues. Beaucoup ont perdu leurs meubles, leurs objets et si l’Etat, dans des lieux comme des salles de la Foire de Paris, compense en leur donnant des objets abandonnés, beaucoup, sans logement,  ne savent quoi en faire.
La loi du 28 octobre 1946 « sur les dommages de guerre » veut assurer égalité et solidarité de tous les Français devant les charges de la guerre. Seules les victimes de nationalité française auront droit à réparation des dommages (bombardements, pillages …). Les étrangers n’y ont pas droit (sauf s’ils comptent dans leur famille un militaire ayant servi la France dans l’une des deux guerres mondiales). La spécificité des victimes juives n’est pas prise en compte. Et les enfants juifs français de parents étrangers ne recevront rien de l’Etat.  Ils sont pris en charge par des associations juives comme l’OSE*, l’OPEJ*, le Renouveau*, la Commission centrale de l’Enfance* et beaucoup d’autres, parfois élevés dans des maisons d’orphelins. Sur 80 000  internés et déportés juifs,  seuls 24 000 juifs français seront dédommagés (déportés revenus, veuves de déportés ou enfants orphelins).
La loi Brüg votée par la RFA en juillet 1957 déclare indemniser les victimes de spoliation par les nazis pour des raisons raciales, religieuses ou politiques entre 1942 et 1944 en France, Belgique et Pays Bas. Les demandeurs juifs représentés par le FSJU adressent un dossier à Berlin. Cette loi indemnise les dommages aux biens et aux objets précieux (mais pas les spoliations professionnelles), avec des plafonds de 8000 Marks pour les meubles et 2000 pour les objets précieux. En 10 ans  37 000 dossiers ont été déposés.
En outre, sur les injonctions des Alliés lors de la conférence de Washington en 1951, au titre d’une réparation morale, sorte de « pretium doloris », l’Allemagne , selon un accord franco-allemand de juillet 1960, doit verser 400 millions de Marks  répartis à la discrétion de l’état français. Cette somme est répartie entre les tous les internés et les déportés survivants (qui ont acquis la nationalité française en 1960) ou leurs ayants-droit. Deux caisses différentes avec deux régimes distincts, sont créées, celle des Résistants internés ou déportés, au régime plus avantageux, et celle des déportés dits « politiques »  comprenant les Juifs (et d’autres catégories). Aucune mention de race n’est formulée.

Les biens culturels ;  oeuvres d’art, instruments de musique, livres.

Le Gouvernement provisoire crée une commission de récupération artistique, active entre 1944 et 1949, aidée par l’inventaire des biens saisis de Rose Valland* qui travaillait au Jeu de Paume. Sur environ 100 000 biens culturels, 45 500 sont restitués à des familles, 13 000 sans propriétaires connus sont versés au service des Domaines, 2000 de grande valeur sont répartis dans les musées en attente de restitution.
La moitié des instruments de musique spoliés -dont 8000 pianos- sont ramenés d’Allemagne, déposés au palais de Tokyo à Paris et rendus à leurs propriétaires quand ils peuvent en prouver l’origine. Des livres de bibliothèques privées ou d’associations

Pianos remisés 1943

confessionnelles comme l’Alliance israélite universelle ont été saisis et envoyés en Allemagne puis  sont partis d’Allemagne à Moscou dès la fin de 1942. La plupart ont été ensuite récupérés par les autorités russes qui ne les ont pas tous rendus.

Conclusion : par rapport à d’autres pays européens, en France,  on s’est « distingué » par ces deux faits :
*l’aryanisation des biens par un administrateur sous Vichy
*la distinction entre déportés résistants (avantagés) et déportés dits « politiques » après la guerre.
Force est de constater, en regardant le bilan des actions de restitution entre 1944 et 1961, que l’Etat français, soucieux de tourner la page, n’a pas voulu prendre en compte la spécificité des victimes juives, noyées dans le lot des victimes « de la guerre ». Les Juifs n’ont pas été pris en charge par un organe centralisé qui leur aurait permis de faire des démarches. Malgré quelques aides d’associations, ils ont dû se débrouiller seuls pour récupérer ne serait-ce que des papiers de décès de déportés considérés parfois jusqu’en 1949 comme des disparus (et non des morts) et la raison de leur déportation n’a pas été officiellement inscrite dans leurs documents officiels. Jusque très récemment (1999, création de la commission Drai) les pensions de guerre versées par la France ont été réservées aux seuls déportés français juifs, sans tenir compte de la nationalité française des enfants si leurs parents étaient étrangers. Les Juifs étrangers déportés ou leurs veuves  (et encore pas les veufs) reçoivent une pension des Allemands  à partir de 1961. Les enfants orphelins des deux parents deviennent « pupilles de la nation  » mais ne sont pas pris en charge par les services de l’Etat. Les orphelins d’un seul parent reçoivent une très faible somme d’Allemagne en 1961.

Le gouvernement de Vichy, avant même leur déportation, a traqué les Juifs depuis octobre 1940 en rendant leurs conditions de vie impossibles : interdiction d’exercice de nombreuses professions, blocage des comptes, « aryanisation » des entreprises, pillage systématique des appartements et des biens. Les Juifs étaient déjà isolés, affaiblis, appauvris, terrorisés quand on les a internés puis déportés. Après la Libération, non reconnus comme victimes d’un génocide à très grande échelle, leur détresse a été invisibilisée*. Ils ont peu revendiqué leurs droits, ils se sont tus et leur reconstruction s’est avérée douloureuse, puisque seule la valeur marchande des biens a été prise en compte et non les douleurs morales traumatiques. Leur destin en a été totalement bouleversé.  Ce sont les familles les plus modestes, en général étrangères ou apatrides, qui ont été les plus touchées. Il faut attendre le discours de Jacques Chirac au vélodrome d’hiver en 1995 pour que s’enclenche une prise de conscience de l’Etat, puis une reconnaissance et enfin une « réparation » plus symbolique qu’efficace (car très tardive) pour des enfants de la guerre qui en 2000 (date des premiers émoluments financiers) avaient dépassé depuis bien longtemps l’âge de la retraite.

NOTES

Travaux intellectuels : thèse de doctorat de droit de Gérard Lyon-Caen les Spoliations (1945)
Joseph Billig : le Commissariat aux questions juives de 1941 à 1944  (Editions du Centre 1955-1960)

Commission Mattéoli : mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France mandatée par Alain Juppé le 25 mars 1997. Voir article suivant.

CIVS ou commission Drai : créée en septembre 1999 elle est chargée d’éclairer les familles sur leurs biens spoliés et leurs droits, vérifier les indemnités versées après la guerre, et proposer des indemnisations. voir article suivant.

UGIF : union générale des Israélites de France, fondée par une loi de Vichy en novembre 1941 sur injonction allemande. Ses administrateurs sont des Français juifs choisis pour la plupart dans la haute bourgeoisie qui servent d’intermédiaire entre Vichy et les Juifs. Elle récolte des fonds souvent issus de la confiscation des biens. Elle un rôle très ambigu puisque le gouvernement s’en sert pour recenser les Juifs et les dépouiller et a été accusée de collaboration. Cependant la plupart de ses membres ont été déportés.

Maurice Kiffer : caissier et liquidateur des comptes du camp de Drancy. voir article suivant

René Gimpel : Juif et résistant, et galeriste avant-guerre. Il est arrêté par la Gestapo  à la suite de la dénonciation du marchand d’art Lefranc qui s’empare ainsi d’une riche collection.
On sait aussi que Gabrielle Chanel , antisémite et cupide, associée à 10% aux Wertheimer propriétaires de la société Chanel, a voulu s’emparer de l’entreprise en dénonçant à la Gestapo la vente opérée en 1940 par les Wertheimer à un non juif  Félix Amiot. Suite à sa liaison avec un diplomate allemand elle a été accusée d’espionnage au profit des nazis, mais jamais inquiétée.

CRIF : conseil représentatif des institutions juives de France né clandestinement en 1944 du comité de défense juive créé en 1943. Il rassemblait des mouvements militants juifs laïques et le Consistoire juif pour venir au secours des réfugiés juifs en France.

FSJU : fonds social juif unifié, créé en 1951 afin d’aider la communauté juive française à se reconstruire.

OSE : organisation de secours aux enfants

OPEJ : organisation de protection de l’enfance juive (tendance sioniste)

le Renouveau : mouvement progressiste du mouvement contre le racisme

commission centrale de l’Enfance : de tendance communiste, né de l’UJRE

Rose Valland (1898-1980) : attachée de conservation au musée du Jeu de Paume pendant la guerre elle garde la trace de toutes les spoliations de biens culturels par les nazis, fournit des informations à la Résistance sur les convoyages de ces oeuvres et après guerre communique les lieux de dépôts en Allemagne. Elle a permis le rapatriement de  plus de 60 000 biens. Elle fait paraître en 1961 : Le Front de l’art, défense des collections françaises (1939-1945), pour faire connaître son action.

Livre de Virginie Linhart : la Vie après (Seuil, 2012)

SOURCES

CIVS

amende du milliard

spoliation artistique ; 

pillage des oeuvres d’art

restitution des biens

Ce contenu a été publié dans antisémitisme-racismes, avec comme mot(s)-clé(s) , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

2 réponses à Spoliation et « aryanisation » des biens juifs sous Vichy : restitutions et réparations dans l’après-guerre (1)

  1. Krakovitch Odile dit :

    Très intéressant et documenté. Donne envie de poursuivre les recherches. Qu’est devenue la commission Matteoli ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *