Quelle co-existence entre Israéliens et Palestiniens ?

Retour sur les idées que des intellectuels ou des mouvements juifs ont débattues pour prendre en compte les populations autochtones et fonder en Palestine un Etat qui se voulait « juif et démocratique ».

L’historien Shlomo Sand, longtemps partisan de la solution « deux peuples, deux Etats » ne croit plus qu’il soit possible de construire un véritable Etat palestinien viable à côté de l’Etat d’Israël ; l’expansion continuelle des colonies en terres palestiniennes a rendu illusoire ce projet politique.  Son dernier livre, « Deux peuples pour un Etat ? » suit l’histoire du sionisme et de la construction de l’Etat d’Israël au travers de ses relations avec les populations arabes, et examine, au fil du temps, les différents projets visant à la fois l’égalité de tous les citoyens et le respect des identités nationales. Il montre que, dès le début du sionisme, les penseurs des courants pacifistes avaient rejeté l’idée d’un Etat juif exclusif sur une terre habitée majoritairement par des populations arabes. Ces élités juives, souvent socialistes, lucides sur les difficultés du projet sioniste, ont cherché d’autres voies..

Un seul Etat pour deux peuples ?   

Laissons de côté les thèses de Jabotinsky,  futur dirigeant de la droite nationaliste, qui prône la création d’un seul Etat juif conquis sur un territoire arabe par la force, une « muraille d’acier » selon son expression, qui devra aussi s’imposer par la force aux populations indigènes dépossédées. Cela est-il immoral? Pas du tout, pense Jabotinsky, regardez l’histoire, les pays se sont toujours construits comme ça; les arabes disposent d’immenses terres, or « la terre n’appartient pas à ceux qui en ont déjà trop, mais à ceux qui n’en ont pas du tout » (cité par Sand, p.12)

Sand rappelle le contexte nationaliste ethniciste des pays d’origine des dirigeants et des militants du nationalisme juif. A l’encontre des positions du Bund*, qui défendaient l’idée d’un peuple yiddish d’Europe de l’Est doté d’une langue et d’une culture spécifique, les idéologues sionistes parlaient au nom de tous les Juifs, croyants ou laïques, du monde entier. Ils s’imaginaient, conformément à la doxa chrétienne et à l’approche raciale de l’époque, comme des Orientaux sémites expulsés de leur pays d’origine.
Cette conception essentialiste a pu servir des idéologies d’exclusion identitaire aussi bien que des visions pacifistes de parenté sémite. Les penseurs les plus lucides, percevant qu’un Etat juif entrainerait inéluctablement de violents et insolubles conflits, voyaient dans la bi-nationalité le moyen de promouvoir la démocratie et l’égalité civile entre les différentes populations. Mais l’idée bi-nationale butait sur des questions de majorité démographique et de « droit au retour »*.
En face, d’ailleurs, les institutions et les élites arabes repoussaient totalement cette idée qui les conduisait à accepter la colonisation sioniste.

Albert Einstein et Chaim Weizmann, 1921

Albert Einstein et Chaim Weizmann, 1921

Citons, parmi les sionistes pacifistes étudiés par Sand, ceux de l’association Brit Shalom (« Alliance pour la paix ») fondée en 1925 par un groupe de militants et d’intellectuels juifs de Jérusalem, de sensibilités politiques différentes, mais tous convaincus que l’immigration juive en Palestine devait trouver un terrain d’entente avec ses habitants et non les remplacer. Plusieurs dizaines de membres s’y retrouvent, dont le philosophe Gershom Scholem, Samuel Bergmann, ami pragois de Kafka, l’économiste Arthur Ruppin….
Ils sont soutenus ensuite par le fondateur de l’université de Jérusalem Léon Magnes, par le philosophe Martin Buber qui vit encore à Berlin, et plus tard par Albert Einstein qui, en 1929, écrit à son ami Chaïm Weizmann : « Si nous ne trouvons pas la voie d’une coopération sincère avec les Arabes, nous n’aurons rien appris de notre chemin de calvaire bimillénaire, et nous aurons mérité le sort qui nous est promis. » (cité par Sand, p. 55)

L’association se donne comme objectif la création d’un « Etat pour deux nations, où vivent ensemble deux nations résidant dans un pays de complète égalité de droits, sous forme de deux éléments qui, à parts égales, incarnent le destin du pays, indépendamment de qui des deux l’emporte numériquement sur l’autre »
De nombreuses questions y sont débattues concernant en particulier les modalités de la démocratie dans un Etat binational . Comment permettre la coexistence de populations juives et arabes dans un seul Etat démocratique ? Comment échapper à l’épineuse question de la majorité démographique ? Peut-on à la fois revendiquer la création d’un Etat binational et poursuivre la colonisation sioniste? Tous mettent en garde contre les conséquences désastreuses d’un projet qui ne prendrait pas en compte l’intérêt des populations palestiniennes .

Les « radicaux » de Brit Shalom, dont Hugo Bergmann et Gershom Sholem, étaient confiants dans les possibilités d’entente entre « sémites » ; ils qualifiaient l’exigence de majorité, lorsque l’égalité des droits est garantie, de « principe malheureux » et approuvaient l’idée d’un parlement reposant sur la base « un homme, une voix », contre l’avis des modérés et en opposition catégorique de la direction sioniste qui déployait des efforts constants pour aboutir à une majorité de population juive, tandis que, dans le même temps, se développait l’hostlité arabe.  Comment voyaient-ils un Etat binational ? « l’expression de la volonté politique se trouvera dans les communautés ». Deux langues, l’hébreu et l’arabe, deux systèmes d’éducation indépendants, une structuration territoriale sur base nationale par localités, districts et grandes villes…

Ces projets étaient voués à l’échec, nous dit Sand, parce qu’ils étaient fondés sur des formes de nationalisme ethnique excluant, accroché à un passé mythologique. Dans un Etat binational sur une base ethnocentrique et non civile, les minorités sont toujours considérées « comme des invités temporaires imposés, tolérés jusqu’à la prochaine crise ».

Ces idées, mises à mal par les émeutes antijuives de 1929 (à Hébron, à Safed..), seront balayées par les déchainements antisémites culminant dans la Shoah et l’afflux massif de réfugiés juifs en Palestine, par les refus des Etats arabes et, comme on le sait, par la création, sous l’égide de l’ONU, de l’Etat d’Israël en 1948.

Israël, Etat « juif et démocratique », face à la question palestinienne

Au fil de l’histoire d’Israël, les tentatives d’associations, de partis ou de responsables politiques pour trouver une solution à la question palestinienne dans le cadre d’un Etat que ses fondateurs avaient voulu « juif et démocratique » sont restées très minoritaires. Pendant dix-neuf ans, entre 1948 et 1967, les Arabes de Palestine ont quasiment disparu  du discours public. Les efforts du petit groupe de l’Ihoud, fondé par Léon Magne, ont porté essentiellement sur la lutte pour l’égalité politique des citoyens arabes, la suppression de la loi martiale et le retour d’une partie des réfugiés(Sand, p. 144)

La guerre éclair de 1967 et l’occupation de nouveaux territoires marquent un nouveau tournant. Les voix s’élevant contre l’occupation des terres palestiniennes sont tout d’abord clairsemées. Une pétition cependant, parue dans Haaretz le 22 septembre 67, signée par des membres du Matzpen*, alerte : «L‘occupation amène avec elle un pouvoir étranger, ce pouvoir entraîne avec lui une résistance, la résistance entraîne avec elle une répression, la répression entraîne avec elle le terrorisme et le contre-terrorisme. Les victimes du terrorisme sont généralement des personnes innocentes. L’occupation des territoires va faire de nous un peuple d’assassins et d’assassinés. Sortons immédiatement des territoires occupés » (Sand, p. 165).

Manifestation de membres du mouvement à Hébron contre l'implantation des colonies de peuplement, 5 juin 2007.

.Manifestation de membres du mouvement à Hébron contre l’implantation des colonies de peuplement, 5 juin 2007.

Et depuis 1967, l’évacuation de la majorité des territoires occupés est restée le principal objectif des pacifistes israéliens pour arriver à un accord de paix. C’est dans ce contexte qu’a été fondé par l’historien Yehoshua Ariéli le Mouvement pour la paix et la sécurité, actif jusqu’à la guerre de 73.
Le mouvement « La Paix maintenant » lui a succédé en 1977 avec le projet « deux Etats pour deux peuples », soutenu par tous les petits partis de la gauche parlementaire et toutes les petites organisations opposées à la colonisation. Mais ce projet, sans cesse reporté et dégradé, semble devenu inatteignable.
L’échec du processus amorcé par les accords d’Oslo avait déjà ébranlé les convictions. « Je suis arrivé à la conclusion qu’Israël est incapable de se libérer de son schéma expansionniste » écrit en 2003 dans Haaretz le vieux militant sioniste Meron Benvenisti, « les arabes ne m’ont jamais été étrangers », « la pensée binationale va peut-être, maintenant, donner à cela une expression politique » (Sand, p. 175)

Dans cette voie, actant l’échec d’un projet à deux Etats, trois démarches ont ete formalisées, décrites ainsi par Sand :
Un Etat démocratique et laïque sur le principe une personne /une voix, indépendamment de droits spécifiques. Parmi les partisans de la perspective binationale, le journaliste Gédéon Levy écrit en 2014 dans Haaretz : « La solution de l’Etat unique est en place depuis longtemps. Ceux qui s’en effraient….ont seulement peur de son changement de nature : d’un Etat d’apartheid et d’occupation en un Etat égalitaire ; d’un Etat binational de fait, travesti en Etat-nation (de la nation dominante), en Etat binational de droit » (Sand p. 182)

Un Etat binational reposant sur l’égalité civique « tout en préservant scrupuleusement les droits collectifs de chaque nation ».

Une confédération de deux Etats souverains acceptant de s’intégrer à une structure politique commune. Ainsi, abandonnant « le paradigme perdu de la solution à deux Etats », l’écrivain Avraham B. Yeoshua dénonce, en 2018 dans Haaretz, le « profond glissement dans la réalité d’une occupaton criminelle et d’un apartheid juridique et social » et propose une citoyenneté égale et commune dans le cadre d’une fédération dont la souveraineté sera partagée.
En 2012, des intellectuels israéliens et palestiniens « confédéralistes », le journaliste Meron Rapoport et le militant di Fatah Awni Al-Mashni, fondent l’association « Un pays pour tous, deux Etats, une patrie ! ». rejointe entre autres par le géographe Oren Yifrachel, le compositeur Eliaz Cohen et par Saïd Zidani de l’université Al-Quds. Leur manifeste proclame que le pays, entité géographique et historique unique, rassemblera deux Etats démocratiques, séparés par une « ligne verte », avec Jérusalem comme capitale ; chaque Etat sera souverain, seulement confédéré. Les « réfugiés de 1948 » auront droit à la citoyenneté palestinienne et les « immigrants juifs », à celle d’Israël ; ils voteront dans leur Etat national mais chacun aura le droit de résider dans n’importe quelle partie du pays. Les Palestiniens citoyens israéliens « jouiront des droits d’une minorité nationale », et la situation sera semblable pour les Israéliens résidant en Palestine.
Parmi les critiques sévères portées à ce projet, considéré comme irréaliste : les colonies sont censées demeurer dans l’Etat palestinien et la retrait de l’armée n’est pas prévu…

Tous ces projets portent le sceau de l’utopie, mais, écrit Sand, « ne reste-t-il à envisager qu’« un processus inéluctable, et quasiment non maîtrisable, de coexistence binationale inégalitaire et répressive, accompagné d’explosions de violences meurtrières, suivies les luttes menées par les mouvements pacifistes pour les droits humains, représailles impitoyables… ? » .

Du côté palestinien aussi, des écrivains, des analystes, des responsables politiques constatent l’expansion continuelle des colonisations, l’impasse de la solution à deux Etats et voient comme seule réaliste la lutte pour un Etat binational : Israël s’engageant à mots couverts vers l’annexion des terres mythiques « d’Eretz Isaël », les Palestiniens échapperont à l’expulsion ou à l’apartheid en luttant pour un Etat binational dans lequel l’égalité des droits civiques et la reconnaissance de leurs droits nationaux seront reconnus. Ces idées, soutenues par des intellectuels très minoritaires, sont écartées par la plupart des acteurs politiques, d’autant que le Hamas défend aussi l’idée d’un seul Etat, islamique, de Palestine.

Les violences qui ont éclatées le 7 octobre, la cruauté des attaques et de la répression, les haines accumulées, semblent avoir éteint toute velléité d’entente .et balayé l’idée binationale.

Shlomo Sand, Deux peuples pour un Etat ?, Editions du Seuil, janvier 2024

***

Notes :

Bund : l’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, un mouvement socialiste destiné à représenter la minorité juive de ces régions de l’empire tsariste.

Droit au retour : principe de droit international qui garantit que chacun peut revenir à son gré dans son pays d’origine ou dans le pays dont il a la nationalité. Ce droit, qui fait partie des Droits humains, permet en outre aux personnes apatrides et à celles qui sont nées hors du pays de revenir sur le sol national, tant qu’elles ont conservé un « lien sincère et continu » avec le pays.
Loi du retour : votée en 1950 par la Knesset, elle autorise tout Juif ou membre de sa famille, à immigrer en Israël. La loi exprime ainsi juridiquement l’objectif sioniste du « rassemblement des exilés », rappelé dans la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël : «L’État d’Israël sera ouvert à l’immigration des juifs de tous les pays où ils sont dispersés ». Elle est fondée sur une conception élargie du droit au retour.

Matzpen  : parti né en 1962 sous le nom d’Organisation socialiste israélienne  à partir d’un petit groupe d’exclus du Parti communiste israélien (PCI) et de communistes oppositionnels proches du trotskisme. Il s’opposait à la fois au sionisme et au nationalisme arabe prônant un état judéo-arabe s’opposant autant à un état juif qu’à un état palestinien. Il a existé de 1962 à 1983.

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