Nazisme et management

Libres d’obéir, c’est le titre paradoxal de l’essai publié par l’historien Johann Chapoutot, avec le sous-titre : Le management, du nazisme à aujourd’hui. (Essais, Gallimard, 2020)

Le nazisme s’est en effet confronté, dans un empire en extension, au besoin de gérer de manière rationnelle et efficace les rapports sociaux, dans l’armée comme dans l’industrie, pour limiter les pertes d’énergie, permettre un fonctionnement optimal et un développement accéléré.
Pour assurer la domination allemande sur les territoires conquis, des idéologues nazis comme Herbert Backe ont exploité les techniques d’organisation du travail existantes, le fordisme (*) en particulier, les ont adaptées à leurs objectifs avec un vocabulaire et des moyens que certains pourront recycler après la défaite : « élasticité », « performance », « objectifs », « mission »…
Vision d’un monde sans merci où des intellectuels nazis déploient dans une rationalité managériale impeccable le projet d’affamer les populations russes comme moyen de conquête ou l’organisation de la mise à mort industrielle des Juifs d’Europe.

De jeunes juristes, universitaires et fonctionnaires ambitieux du IIIe Reich (***), se confrontent à ces questions : comment limiter les cadres d’une armée qui multiplie ses effectifs par plus de cinquante en quelques années, comment propulser un développement industriel maximum alors que l’armée absorbe une grande partie des hommes, comment les cadres dirigeants peuvent-ils réduire les échelons administratifs, comment obtenir des salariés un engagement maximum ?

Il en sortira un modèle d’organisation « moderne » assurant l’efficacité de l’entreprise nazie : la conduite des hommes ( germains évidemment…) repose d’abord sur la motivation, le consentement. Moins d’Etat, plus d’autonomie et d’élasticité, plus d’implication. Le pouvoir central, concentré, reste fort, l’ordre reçu ou la mission confiée ne sont pas discutables, mais la « liberté germanique » laisse le libre choix des moyens dans l’accomplissement de la tâche.

Pour optimiser la réussite des objectifs fixés par le Führer, les contrôles et échelons administratifs sont réduits, l’appareil d’Etat est marginalisé par une multitude d’agences spécialisées, et, en lien direct avec le pouvoir central, une « polycratie » met en concurrence des initiatives répondant aux directives, laissant la place aux plus performants. Pour mobiliser les affects et soutenir les initiatives, un enrôlement idéologique intense offre en pâture aux foules allemandes la haine des Juifs et la satisfaction narcissique d’appartenir à une race supérieure promise à dominer le monde.
C’est dans ces conditions de darwinisme social (**) que Goebbels déclenche « la Nuit de cristal ».

Le modèle d’organisation nazi

Johann Chapoutot rapporte de nombreux exemples de mise en application de ces principes et s’attache en particulier à la conception de Reinhard Hohn, juriste théoricien du droit nazi. Celui-ci, comme d’autres juristes allemands, développe une critique dévastatrice de l’Etat, vu comme celui des droits individuels, au profit de la libre « communauté de peuple » nationale-socialiste, dont le dirigeant, le Führer, ne fait qu’exprimer la volonté du peuple ; il n’a pas des sujets mais des compagnons qui le suivent, il est l’incarnation de la liberté germanique.
Au niveau économique, même disposition, communauté des chefs et des ouvriers au sein de l’entreprise, pas de lutte de classes mais des frères de race, sains, productifs et performants.
Notons que pour soutenir cette définition de l’homme germanique, des pilules de méthamphétamines seront prescrites massivement aux soldats et ouvriers et que, dans une conception rationnelle d’ingénierie sociale, les « êtres non-performants » seront stérilisés ou assassinés. L’homme performant, lui, travaillera dans la joie et des récompenses stimulantes lui permettront de régénérer sa force de travail : promotions, avantages sociaux et loisirs intégrés organisés.

« De 1933 à 1939, avant la guerre donc, ce sont 200 millions de Reichsmarks (près d’un milliard d’euros actuels) qui sont dépensés, en fonds publics, pour améliorer l’éclairage, la ventilation, la nutrition des travailleurs, mais aussi pour créer des cantines, des salles de convivialité, des bibliothèques d’entreprise, des concours de jeux et de sport.  »
(Libres d’obéïr ,p. 74)
Ces séduisantes attentions sont évidemment réservées aux membres de « la communauté du peuple ». Lorsque l’armée absorbe la majorité de ces hommes, ils sont remplacés par 15 millions de travailleurs étrangers, prisonniers et déportés considérés comme des ressources infra-humaines exploitées jusqu’à épuisement.

Les deux vies de Reinhard Höhn

Parmi tous les intellectuels allemands qui ont travaillé sur le modèle d’organisation nazie, Reinhard Hohn se démarque par une réussite sociale d’une étonnante longévité.

Sous le régime nazi
Né en 1904, ce jeune homme distingué, travailleur acharné furieusement ambitieux, affiche très tôt ses sympathies d’extrême droite. Il adhère d’abord, durant ses études, à l’Ordre Jeune-allemand, organisation antisémite et anti-communiste, il rejoint en 1933 le parti nazi (NSDAP parti national socialiste de travailleurs allemands), et intègre le Service des Renseignements avec pour mission de surveiller les opposants dans les universités, les administration et les entreprises.
Il enseigne aussi à l’université de Heidelberg, où il soutient en 1934 une thèse en droit sur « le concept individualiste de l’Etat et sa personnalité juridique ». Fil directeur : l’Etat n’est pas l’instance suprême, mais un simple instrument secondaire de la « communauté », c’est la « communauté » qui crée le peuple et la « communauté du peuple » qui crée l’Etat.
Cette idée tombe à pic : elle entre parfaitement dans les vues d’Hitler et permet rapidement à Höhn, d’une inépuisable énergie intellectuelle, de grimper dans la hiérarchie nazie. Ecarté un moment de la direction des Services de renseignements par une faction concurrente, on le retrouve professeur à l’université de Berlin et directeur de l’Institut de recherches sur l’Etat, logé dans les locaux de la SS, chargé de réfléchir aux moyens d’adapter les institutions au futur Grand Reich.
Protégé par Himmler, il est nommé colonel en 1939 et général (Oberführer) en 1944 .

En République fédérale allemande
Ce beau parcours nazi aurait pu lui être fatal après la défaite. Mais, pendant que tant d’autres cadres SS fuient en débandade, Reinard Höhn reste tranquillement en Allemagne et se contente de se procurer des papiers d’identité au nom de Rudolph Haeberlein. Ses filles l’appellent « Oncle Rudi » et il trouve à gagner sa vie en s’établissant comme guérisseur.. Cette situation un brin inconfortable ne va pas s’éterniser, une loi d’amnistie, en décembre 1949, le lave, ainsi que 800 000 autres nazis, de son passé.
Reinhard Höhn reprend son nom, il a gardé ses réseaux d’anciens du service de renseignement SS, où il est apprécié pour sa culture, ses compétences universitaires, ses talents d’orateur et de pédagogue.
On le retrouve ainsi, en 1953, directeur d’une sorte de « think tank » destiné à soutenir le développement industriel. Il en ressort le projet d’une grande école de commerce destinée aux cadres de l’économie, et, en 1956, est inaugurée une école de management de haut niveau, créée et dirigée par Höhn, l’Akademie für Führungkräfte. Il y retrouve avec jubilation son statut social, et y accueille nombre d’autres anciens cadres SS.

Dans le cadre de la « Reconstruction » de l’après-guerre, les conceptions du commandement et du management, développées par Höhn et ses collègues dans la période nazie, vont pouvoir se reconfigurer. Le « management par délégation de responsabilités », dont Höhn se fait le chantre, apparaît alors comme l’expression de la nouvelle culture démocratique :
Pas de subordonnés mais des collaborateurs libres et autonomes, des rapports sociaux pacifiques pour une production optimisée, un système de cogestion et de concertation pour éviter toute opposition entre patrons et ouvriers. L’Etat est au service de la modernité économique et l’indifférenciation croissante entre administration et entreprise, secteur public et secteur privé, est la marque du progrès.

L’ Akademie für Führungkräfte devient le lieu incontournable de la formation des élites, elle forme, jusqu’à la mort de son fondateur, en 2000, 600 000 cadres des principales sociétés allemandes, ainsi que 100 000 inscrits en formation à distance. Son succès faiblit cependant dans le années 1970, sans interrompre ses activités, lorsque le passé nazi de son directeur est révélé, mais les poursuites contre l’ancien général SS Reinhard Höhn, soupçonné d’être impliqué dans un massacre de Polonais, sont abandonnées faute de preuves. Les présupposés théoriques de son enseignement sont aussi contestés.

En épilogue, Johann Chapoutot analyse les limites de ce « management » qui a contribué au succès de l’industrie allemande : les dispositifs d’organisation du travail prônés par Höhn assurent l’unité d’action de la communauté productive et la disqualification de la lutte des classes. Ils cachent ce qui constitue l’aliénation des « collaborateurs » : la seule liberté réside dans le choix des moyens, jamais celui des fins. Anxiété, épuisement, « burn out », sont les effets psychosociaux destructeurs de cette responsabilité asservie.

Cet aperçu sur la conduite des hommes théorisée par des juristes nazis, précise Chapoutot, ne désigne pas une origine nazie aux conceptions du moderne « management » ; les modèles d’organisation du travail ont fleuri dans les sociétés industrielles, en particulier aux Etats-Unis le fordisme, inspirateur des théoriciens allemands. Mais il en pointe la surprenante adaptabilité de ses thèmes et leur permanence dans les formes contemporaines du « management par objectifs », assujettissant des « collaborateurs » à la responsabilité d’une mission décidée ailleurs, avec « la liberté d’obéir, l’obligation de réussir« , mise en concurrence, évaluation, mesures de performance,…..
Dans une vision productiviste du progrès, les travailleurs, simples facteurs de production, sont devenus des « ressources humaines ».

Ne devrait-on pas d’abord, suivant l’injonction de Primo Levi, considérer si ce sont des hommes ?

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Notes

(*) Fordisme : Le fordisme est un modèle d’organisation et de développement d’entreprise développé et mis en œuvre en 1908 par Henry Ford (1863-1947) fondateur de l’entreprise qui porte son nom. L’objectif est d’accroître la productivité et la production grâce à ces principes : division du travail, chaîne de montage (travail à la chaîne), standardisation, production en série, augmentation des salaires pour éviter la démission des ouvriers et les inciter à consommer. (Wikipedia)

(**) Darwinisme social : désigne toute doctrine ou théorie prétendant pouvoir appliquer la théorie évolutionniste de Darwin aux sociétés humaines. La « lutte pour la vie » entre les hommes, est considérée comme l’état naturel des relations sociales, et l’élimination des moins aptes comme le résultat normal de la sélection naturelle . Cette idéologie, étendue aux rapports entre les nations, a été dominante en Allemagne et en Autriche au début du XXe siècle . (Wikipedia)

(***) IIIe Reich : désigne l’État allemand nazi dirigé par Adolf Hitler de 1933 à 1945.

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