Les Juifs d’Italie (2) : du ghetto à l’émancipation (1492-1922)

Le décret de l’Alhambra de mars 1492 signé par Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille dite la Catholique, qui va forcer à la conversion ou expulser non seulement les Juifs d’Espagne et peu après du Portugal mais aussi de Naples, de la Sicile et de la Sardaigne également espagnoles, a d’énormes conséquences sur la communauté juive italienne.

1 Les paradoxes du ghetto

Ghetto de Venise
La Schola levantina Facciata

Il se produit une émigration massive de près de 20 000 Sépharades qui s’établissent soit dans les possessions ottomanes de l’Italie du sud, soit dans le Nord, à Rome et en Vénétie. En 1516 un décret du sénat de Venise assigne à résidence les Juifs dans des quartiers réservés, séparés des Chrétiens par des murs et fermés la nuit par des portes grillagées. Le premier ghetto* est créé, compromis entre l’expulsion souhaitée par les Dominicains et la liberté octroyée ailleurs par les princes de Mantoue ou de Ferrare. La plupart des grandes villes ont leur ghetto à Rome, en Toscane, à Turin etc. Dans ces quartiers les quatre communautés (italienne, ashkénaze, romaniote et sépharade) cohabitent dans des immeubles souvent élevés. Chacune garde ses traditions et son culte. Les populations, libres le jour, continuent leurs activités de commerce, d’artisanat, de banque ou de prêt (comme Shylock dans le Marchand de Venise de Shakespeare). Le ghetto apparaît comme un moindre mal par rapport aux expulsions et aux massacres dans les autres pays d’Europe. Les Italiens ne désirent pas la disparition des Juifs. Pendant trois siècles et demi la vie intellectuelle et religieuse peut tout de même s’épanouir dans des écoles renommées et des synagogues nombreuses. Comme le dit l’historien Davide Mano, « c’est

Marco Marcuola
Mariage juif à Venise (1780)

une émancipation dans le cadre d’un enfermement ». Les Juifs des ghettos se réapproprient ces espaces fermés en espaces protégés. Le ghetto devient un »Hatser »*, espace sacré de vie, de religion et de culture. Mis à part l’épisode napoléonien (1796-1815) qui sortira les Juifs du ghetto, cet enfermement dure plus ou moins jusqu’au début du Risorgimento* (1848), le ghetto romain ne sera détruit qu’ en 1870!

2 La communauté de Livourne (port toscan)

L’ancienne synagogue de Livourne

En 1593  Ferdinand de Médicis permet aux Juifs de s’installer à Livourne et d’y vivre librement. Une communauté de 5000 marranes* portugais re-judaïsés, établis en Toscane ou exilés en Turquie, affluent pour y faire du commerce de vin, de café, de corail. Ils sont rejoints par les Oranais d’Algérie, expulsés par les Espagnols en 1667. A partir de 1685 certains de ces Livournais partent s’installer en Tunisie pour y faire du commerce. Mais ces « Granas » européanisés, qui parlent le Bagitto*, très minoritaires, ne se mêlent pas aux « Twansa », les Juifs sépharades établis là depuis longtemps, plus pauvres, plus « arabisés »,

Photo du souk El Grana à Tunis

qui parlent le judéo-arabe. Ce schisme entre les deux communautés, concrétisé par l’existence de quartiers séparés et de rabbins différents, dure jusqu’au XXè siècle.

3 Pourtant l’institution des ghettos n’empêche pas des moments de persécutions aux XVIIè et XVIIIè siècles pendant la Contre Réforme.
A partir de 1555 les Papes expulsent les Juifs de leurs Etats, Philippe II d’Espagne les chasse de Milan. Des autodafés de livres bibliques ont lieu à Rome et même à Venise à la fin du XVIè siècle. Des banques juives sont fermées, des ghettos pillés, des Juifs sont obligés d’assister à des sermons catholiques le samedi ou le Vendredi saint.

4 Vers l’émancipation

Dans la foulée de la Révolution française Bonaparte, vainqueur des deux campagnes d’Italie (1796-97 et 1799-1800), émancipe les Juifs italiens des territoires conquis en ouvrant les ghettos et organise leur culte en créant le Grand Sanhédrin (voir article). Après la chute de l’Empire (1815), sauf en Toscane, en Lombardie et à Milan, les exactions anti-juives reprennent. Les ghettos sont recréés, surtout dans les Etats pontificaux, avec leur cortège de restrictions et d’humiliations
Après 1848, dans le sillage des mouvements d’indépendance de nombreux peuples européens, l’Italie évolue. Dans le Piémont et en Sardaigne les Juifs bénéficient de l’égalité des droits accordée par le souverain. Entre 1859 et 1870 la maison de Savoie qui règne à Rome et sur une grande partie de l’Italie, accorde la citoyenneté aux Juifs qui s’intègrent rapidement à la classe bourgeoise. Les Juifs accompagnent financièrement et politiquement le Risorgimento, mouvement d’unification italienne en plusieurs étapes (1848-1871). Ils donnent des ministres à des gouvernements. Isacco Artom est conseiller

Ernesto Nathan maire de Rome (1907-1913)

de Cavour* puis diplomate, Ernesto Nathan est maire de Rome entre 1907 et 1913, Les communautés juives n’ont jamais été aussi libres et florissantes qu’en cette fin du XIXè et début du XXè siècles. Des philosophes, des artistes, des scientifiques, des éditeurs sont célèbres, des synagogues monumentales sont construites à Turin, Florence, Trieste, Rome. Quand l’Italie conquiert la Libye  en la prenant aux Ottomans (1911-1947), 60 000 Juifs, installés dans la Cyrénaïque et la Tripolitaine depuis le IIIè siècle av JC, deviennent italiens. Ils émigreront après 1945 en Israël ou en Italie.

Juifs de Tripoli (Libye)

Cet « âge d’or » qui voit les Juifs italiens jouir des mêmes droits que les autres citoyens, s’intégrer fortement au reste de la société par leur culture, leur éducation, leur fortune, et par là-même accéder aux plus hautes charges publiques, politiques, judiciaires, militaires, se poursuit jusqu’à l’arrivée de Mussolini au pouvoir en 1922. De nombreux soldats juifs combattront au côté des autres soldats italiens pendant la première guerre mondiale et il se trouvera des généraux juifs pour les encadrer.

 

marranes Synagogue de Florence

NOTES

ghetto : du vénitien getto, fonderie de cuivre première destination du quartier des ghettos (nuovo, vecchio, nuovissimo). On y trouve d’ailleurs de nombreux puits scellés par du métal.

Hatser :mot hébreu qui signifie village, puis maison, foyer

marranes : Juifs espagnols ou portugais convertis de force au Catholicisme et pratiquant en secret le Judaïsme.

bagitto : dialecte judéo-italien parlé à Livourne puis en Tunisie par les Granas (Juifs livournais).

Camillo Cavour (1810-1861) : homme politique qui a joué un rôle primordial dans le Risorgimento

SOURCES

Akadem : les Juifs du ghetto

Revue Cairn : les Juifs de Livourne

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