FOXTROT : film de Samuel Maoz, 2017 (encore en salles)

Lion d’argent à la Mostra de Venise en 2017
Récompensé par 8 ophirs (=césars) en Israël.  

Dafna et Michael Feldman, « bobos » cinquantenaires vivant dans un appartement design, froid et très chic de Tel-Aviv, apprennent la mort, au cours de son service militaire, de leur fils Yonatan (19 ans), par des soldats qui font, au vrai sens du terme, « irruption » chez eux. Evanouissement de la mère aussitôt mise sous calmants et reléguée dans sa chambre. Rage du père qui s’en prend à son chien et aux soldats parce qu’ils refusent de lui laisser voir le corps de son fils et donnent des ordres absurdes comme boire un verre d’eau toutes les heures. Un coup de théâtre clôt cette première partie : les soldats reviennent pour annoncer que finalement Yonatan est en vie.
Une seconde partie nous entraîne dans le désert. Quatre soldats dont Yonatan gardent un check-point isolé et vétuste que traverseront de jour un chameau errant et de nuit trois voitures. Les soldats qui semblent abandonnés à leur sort mangent et dorment dans une cabane qui penche et s’enfonce progressivement dans la boue. Ils trompent leur ennui, l’un en écoutant de la musique ou des extraits de films grâce à une radio militaire reconvertie, un autre en dansant,  Yonatan en dessinant dans un carnet. Les passagers des trois voitures sont vraiment contrôlés (à l’aide d’un ordinateur) : on assiste à une progression dans les intimidations. Les premiers passent la barrière sans problèmes, les seconds sont humiliés sous la pluie, les derniers seront victimes d’une bavure perpétrée par Yonatan.
La dernière partie nous replonge dans l’appartement du début, quelques mois après. Dafna termine un gâteau d’anniversaire pour son fils réellement mort cette fois, et s’entretient dans la cuisine avec Michael, dont elle s’est séparée, au milieu des larmes puis des rires, sous l’oeil perspicace de leur fille. L’épilogue, en forme de second coup de théâtre, montre les circonstances de la mort de Yonatan.

Si le film reprend le canevas et la dramaturgie d’une tragédie grecque- en trois actes et épilogue- avec transmission de culpabilité du père au fils, il n’en exclut pas pour autant d’autres registres qui se superposent  : à la tragédie glacée mais aussi grinçante du début succède une comédie burlesque (la cabane qui penche, le chameau qui passe), grotesque ( la mission absurde des quatre soldats, le discours du chef d’état-major), surréaliste ( le camion à glaces rouillé- avec pin-up dessinée dessus- près de la barrière, l’eau stagnante de la pluie dans un désert de nulle part, la barrière totalement inutile). Dans la dernière partie le mélodrame et dans l’épilogue l’absurde ont remplacé le drame.
La seconde partie est de loin la plus intéressante avec ses couleurs saturées et presque « rouillées » comme les boîtes de conserve que mangent les soldats, avec ses gros plans signifiants (la boîte qui roule, le soldat dans sa « citerne », les fiches d’ordinateur). Elle convoque Beckett (qu’attendent ces soldats de « fin de partie », isolés du monde?), Kafka (quelle culpabilité transgénérationnelle Yonatan exorcise-t-il en dessinant sans relâche?), le rivage des Syrtes de Gracq (ce désert quasi métaphysique sans ennemis, où le temps s’étire). Mais reliée au reste du film elle se teinte aussi d’une allusion forte à la Shoah et d’une réflexion sur la politique militaire actuelle d’Israël. Le titre, Foxtrot, qui désigne à la fois une danse où l’on revient toujours au point de départ, et une lettre de code militaire, permet de relier les trois parties : deux scènes étonnantes montrent dans une maison de retraite des personnes âgées (dont l’une porte un pyjama rayé!) danser un foxtrot puis un dialogue peu amène entre Michael et sa mère, atteinte de pertes de mémoire, qui ne s’exprime qu’en allemand (langue des anciens oppresseurs) et confond Michael avec son autre fils. Nous apprendrons plus tard l’origine de ce manque d’amour de la mère, une histoire de Bible échangée par Michael à 10 ans contre un magazine pornographique, faute originelle dévoyée et grotesque. Le foxtrot est ensuite repris par un des soldats comme lettre de code et par un autre qui le danse, son fusil comme une femme dans ses bras, clin d’oeil sans doute au très beau Valse avec Bachir d’Ari Folman (voir article de maclarema). Il sera redansé ensuite par Michael à la fin du film. Cette danse évoque-t-elle une société qui tourne en rond? Amnésique comme la mère? Coupable (d’Occupation absurde) comme le père, dont une faute de jeunesse commise lors d’une manoeuvre militaire est révélée et documente en profondeur la fausse puis la vraie mort de son fils? Les non-dits pernicieux et mortifères de cette famille semblent renvoyer à la culpabilité de tout un pays enfouie sous la terre par un bulldozer rouge dans une scène proprement hallucinante.
Samuel Maoz livre ici un film aussi fort que son récit autobiographique Lebanon (2009) (voir l’article de maclarema). Avec force et dérision il tend à son pays un miroir peu gratifiant où la tragédie de l’Occupation risque d’engloutir Israéliens et Palestiniens. Point de vue décrié par les deux camps. Quand Miri Regev, ministre israélienne de la culture, lui a reproché de « salir l’armée » et a voulu faire interdire le film au Festival israélien de Paris, d’autres lui en ont voulu d’insister sur la douleur côté israélien et de réduire les Palestiniens à l’état de silhouettes.
J’ai beaucoup aimé ce film malgré une technique un peu envahissante et sophistiquée dans la première partie. La seconde partie est une épure poétique et politique , un chef-d’oeuvre de cinéma. Ces personnages (et ce pays) qui « fuient l’annonce », comme l’écrirait David Grossman, et dénient les réalités, ne font que retarder le moment de vérité. L’appartement, si graphique et hygiénique du début s’est transformé en espace chaotique où les tableaux penchent sur les murs, où une mère enfonce ses mains dans le gâteau d’anniversaire de son fils mort, où le rire ne peut venir que de la prise de cannabis. La fin des idéaux sionistes fondateurs de l’Etat?

NOTES

foxtrot : (pas de renard) danse de salon sur musique de ragtime des années 1920-1950;
lettre F de l’alphabet radio militaire international

David Grossman : une Femme fuyant l’annonce, roman

Ari Folman : Valse avec Bachir, film

Foxtrot en salles à Paris, banlieues et province.

 

 

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