Partager la publication "Film Oui (Ken) de Nadav Lapid (2025) présenté au Festival de Cannes 2025, en salles le 17 septembre"
Ce film a fait partie de la sélection La Quinzaine des cinéastes à Cannes en mai 2025, et j’ai eu l’occasion de le voir en avant-première à Paris en présence de l’auteur. Il s’agit du cinquième long métrage de Nadav Lapid*. Le synopsis est simple. A Tel-Aviv, Y musicien de jazz. et Yasmine danseuse, qui vivent avec leur enfant d’1 an et demi, pour gagner leur vie se vendent à des soirées d’ultra riches. Au cours de ces fêtes orgiaques ils amusent la galerie, répondent à tous les caprices des invités jusqu’à la maltraitance (ramper, lécher des bottes etc.), se prostituent en fin de soirée chez des nantis en mal d’affection. En un mot ils se soumettent, disent « oui » (ken en hébreu) à tout.
Cette vie précaire ne va pas sans difficulté dans la vie du couple. Et le bébé né le 7 octobre 2023 (comme le fils du cinéaste) assiste impuissant à leurs disputes nées de leurs différences : car Y est comme « accro » à la soumission, passif. Il enseigne à son fils la résignation comme seule voie du bonheur, quand Yasmine n’y voit qu’un moyen de s’en sortir financièrement. Leur vie change de trajectoire quand un haut gradé, chef de la propagande, demande à Y de composer un nouvel hymne national pour encourager les soldats et la nation entière à venger le pogrom du 7 octobre en détruisant Gaza. Le musicien disparaît deux jours dans le désert pour trouver l’inspiration, escapade au cours de laquelle il rencontre sur la route, par hasard, sa première femme, Léah, qui collecte les archives du 7 octobre. Ces retrouvailles suspendent le rythme effréné du film mais tournent court. Sur fond de bombardements réels à Gaza, l’amour romantique ne peut exister. Y finit par regagner Tel Aviv et écrit son hymne. La fin cependant apporte un peu de calme et un peu d’espoir.
Nadav Lapid, né en 1975, est israélien et vit en France depuis trois ans. Il a écrit le scénario au printemps 2023 et tourné son film en Israël en 2024, en pleine guerre à Gaza. Tourner un film dans un pays en guerre contre les projets du gouvernement n’a pas été facile, beaucoup de collaborateurs et acteurs se sont désistés. Il est question ici d’une fiction « bouillonnante » mêlée à la réalité de la guerre. La scène qui réunit Y et son ancienne compagne sur la colline de l’Amour a pour bande sonore les vrais bombardements. « Attention à la fiction qui reste enfermée en elle-même », dit le réalisateur. « Je ne pouvais garder la distance, je me demandais combien de morts entre le début et la fin de cette scène du désert ».
Ce film met en scène un monde de prostitution et de décadence généralisées, qui ne se limite pas à Israël. Les puissants ici, qu’ils soient des hauts gradés de l’armée, des citoyens ultra fortunés, » l’homme russe le plus riche du monde » qui fait sortir en un éclair des immeubles de luxe du désert, ou tous ceux qui les courtisent pour des faveurs, sont montrés dans toute leur obscénité et leur vulgarité. Le rythme est effréné et donne le tournis, certaines scènes sont écoeurantes (au sens premier du mot). La bouche joue un rôle important et multiple, elle ne sert plus à se parler, mais à chanter en éructant, à se goinfrer, à embrasser goulument, à lécher, à vomir. Le son est amplifié, les couleurs criardes. Le cinéaste nous met volontairement mal à l’aise. Seule Léah parle, un long monologue douloureux qui restitue précisément l’horreur du 7 octobre auquel Y ne répond que par son silence.
Quant à l’hymne demandé à Y, il n’est pas fictionnel. L’organisation Front civil a fait connaître une nouvelle version de la chanson de 1948, Hareut* en l’actualisant en hymne de vengeance. Dans le film on voit la vidéo d’une chorale d’enfants « nouvelle génération de la victoire », chantant réellement cet hymne.
Les acteurs principaux Ariel Bronz (Y), Efrat Dor (Yasmine) sont débordants d’énergie …et de passivité et Naama Preis (Léah) est très juste dans un rare moment d’émotion.
Depuis le Policier (voir l’article de Maclarema) Nadav Lapid sait nous déranger . Son cinéma âpre, intelligent, très politique et courageux témoigne de sa grande boulimie cinématographique; les nombreuses chansons font de « Oui » une tragédie musicale énergique et désespérée, dont la forme épouse totalement le fond. Car « comment filmer le chaos », ? se demande Nadav Lapid. La passivité que met en exergue le film est celle d’Israéliens sonnés par le pogrom du 7 octobre et ses conséquences sans fin. mais elle peut être étendue à bien d’autres sociétés démocratiques qui affrontent une montée généralisée du conservatisme et de l’extrême droite ou sont menacés par elle à court terme.
En salles le 17 septembre 2025.
NOTES
Nadav Lapid : né à Tel-Aviv en 1975. Il est journaliste sportif, tout en étudiant l’histoire et la philosophie. En 2001 il fait une école de cinéma en Israël après avoir passé deux ans à Paris. Son premier long métrage Le Policier reçoit le prix spécial du jury à Locarno en 2008, puis L’Institutrice est sélectionné à Cannes en 2014. Synonymes est Ours d’or à la Berlinale de 2019. Le Genou d’Ahed reçoit le prix du jury à Cannes en 2021. Nadav lapid vit aujourd’hui à Paris avec sa compagne et son enfant né le 7 octobre 2023.
Hareut : chanson composée sur un poème de Haïm Gouri en 1949 pour commémorer les soldats tombés pendant la guerre de 1948-1949.
Une nouvelle version plus radicale d’Ofer Rosenbaum et Shulamit Stolero a été écrite au début de 2024, en mémoire du 7 octobre, et est chantée par une chorale d’enfants habitant dans les zones frontalières de Gaza. (voir les paroles)