Gilles Kepel: « Holocaustes » (au pluriel)

Gilles Kepel[1] vient de publier Holocaustes, aux éditions La Découverte, livre écrit après le 7 octobre 2023, dans l’urgence de la guerre. C’est un livre foisonnant (peut-être un peu trop !) dont j’essaie ici d’indiquer les points de vue principaux.

Carte de Gaza avant le conflit actuel.

Holocaustes, le titre reflète l’intention de l’auteur. Il fait référence au pogrom extrêmement cruel perpétré par le Hamas et ses acolytes le 7 octobre 2023 en Israël, aux abords de Gaza, et à ce que Gilles Kepel nomme l’hécatombe de Gaza, qui s’en est suivie, avec ses milliers de morts et de blessés. Pour l’auteur, et cela me semble l’axe principal de son livre, il y a dans ces deux actions, des deux côtés, un fort soubassement religieux qu’il souligne tout au long du livre.

Gilles Kepel qualifie les évènements du 7 octobre de « razzia ». Le terme fait référence à un épisode du Coran, une razzia violente menée par Mahomet contre les Juifs en l’an 7 de l’Hégire.
Plus loin dans le livre, GK dira de cette razzia qu’elle constitue une ultime variation de l’explosion du djihadisme à la fin des années 1980.

Le Hamas a été créé d’emblée, par les Frères musulmans, comme un instrument de réislamisation de la société palestinienne, en opposition à l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), proche des thèses marxistes et tiers-mondistes. Mosquées et institutions caritatives et éducatives lui assurent une assise populaire. Le chef militaire actuel, Yahya Sinwar, basé à Gaza, qui a passé 22 ans dans les prisons israéliennes et a été libéré lors des échanges de prisonniers palestiniens avec le soldat Gilad Shalit en 2011, s’est rapproché du Hezbollah et de l’Iran. Dépassant l’opposition sunnite / chiite, suite à l’échec des Printemps arabes et à la déconfiture des Frères musulmans, Le Hamas s’érige ainsi depuis quelques années en seul opposant véritable à Israël tant pour les Palestiniens de Gaza, que pour ceux de Cisjordanie et d’Israël, brocardant les gouvernements arabes qui pactisent avec Israël et félicitant au contraire la république islamique d’Iran. Cependant, pour Gilles Kepel, le poids de l’Iran dans les évènements du 7 octobre est à relativiser. Il y a, pour lui, une réelle autonomie palestinienne.

Gilles Kepel aborde ensuite ce qu’il nomme « les contradictions d’Israël ».

Parallèlement au poids du religieux du côté des Palestiniens, GK souligne le poids des religieux juifs du côté israélien. Le 7 octobre a pu avoir lieu parce qu’il n’y avait plus de troupes stationnées sur la frontière avec Gaza. Celles-ci avaient été déployées en Cisjordanie en appui des colonies de peuplement, à la demande des ministres Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous deux dirigeants de partis religieux d’extrême droite, militant pour un Grand Israël théocratique et desquels la survie au pouvoir de Benjamin Netanyahou dépend. Depuis le début de l’année 2023, plus aucun obstacle légal n’était mis au développement des colonies.
Face à cette droitisation du gouvernement et à ces projets de modifications antidémocratiques de la Cour suprême, de très grandes manifestations ont eu lieu toute l’année 2023 en Israël, montrant ainsi une société très divisée. Ces projets ont d’ailleurs été en partie annulés par cette même Cour suprême en janvier 2024.

Dans une société où la proportion des religieux dans la société israélienne a beaucoup crû aux dépens des laïcs, les ultra-orthodoxes (Haredim) représentent actuellement 20% de la population. Dans leur ensemble, les partis religieux représentent 32 élus à parité avec le parti de droite, le Likoud (sur 120 députés à la Knesset). Ils constituent donc un pôle dont Benjamin Netanyahou ne peut pas se passer.

On a assisté en quelques années, de l’assassinat de Rabin en 1995 à l’opposition à l’évacuation de Gaza décidée par Sharon en 2005, en passant par l’incitation à l’implantation de colonies illégales en Cisjordanie, à une très grande politisation des religieux qui ont formé des partis politiques.
« Leur suprémacisme juif s’exprime désormais par leur volonté d’annexer au plus vite la « Judée-Samarie » (la Cisjordanie) et, depuis l’offensive sur Gaza du 27 octobre, en profitant de cette occasion pour reconquérir l’enclave et s’y réimplanter » écrit Gilles Kepel.
Sans compter la lutte en interne contre tous ceux qui militent pour une paix avec les Palestiniens et la fin des discriminations.

Pour Gilles Kepel, on trouve donc, en Israël, une composante religieuse extrémiste forte dans les événements actuels, en miroir à l’islamisme en face.

Le contrepoids du judaïsme américain

Aux USA, la communauté juive est à peu près égale en nombre à celle d’Israël et dispose d’une très grande influence vis-à-vis des institutions et du gouvernement américain. Or, écrit GK, une partie importante de celle-ci n’approuve pas une attaque contre Gaza qui ne produit pas les résultats escomptés : Sinwar et ses acolytes sont encore actifs, les infrastructures souterraines sont toujours là, de nombreux otages ne sont pas libérés, sans parler du désastre que constituent les morts palestiniens, les blessés et les énormes problèmes humanitaires.
Au-delà de l’électorat juif et en pleine année électorale, une partie de la jeunesse démocrate se rebelle contre Biden. D’après un sondage 38% des électeurs démocrates sont contre la manière dont le gouvernement américain gère le conflit.

Tout cela entache la relation entre les USA et Israël, or Israël est dépendant militairement des USA.

Gilles Kepel évoque aussi les fractures au sein des universités, fracture qui s’intensifie au fur et à mesure que la guerre dure.

Pour le troisième chapitre de son livre, Gilles Kepel aborde ce qu’il nomme « la géopolitique d’un massacre », faisant le tour des pays et organismes qui gravitent autour de ce conflit : les pays de la région (pays arabes, Turquie, Iran), la Russie, la Chine et plus largement ce qu’on appelle en ce moment le « Sud global ».

Pour la Turquie, GK met en avant l’islamisme du gouvernement Erdogan et son soutien constant au Hamas.
Le Qatar a soutenu jusqu’en 2021 les Frères musulmans, moment où GK situe leur déclin, parallèle à l’échec des Printemps arabes dans lesquels ils s’étaient impliqués. Toutefois le Qatar héberge toujours les dirigeants politiques du Hamas et finance le mouvement, avec l’approbation du gouvernement israélien.
Les autres États arabes se répartissent en plusieurs groupes antagoniques, une fois affirmées la solidarité avec les victimes de Gaza et la condamnation de l’offensive israélienne. Il y a ceux inféodés à l’Iran (Syrie, Houtis du Yémen), ceux qui sont totalement hostiles à Israël (Algérie et Tunisie) et ceux qui ont reconnu Israël et signé des accords : l’Egypte, la Jordanie et plus récemment Bahreïn, les Emirats arabes unis, le Soudan et le Maroc.  L’Arabie saoudite est, elle, assez proche d’un accord, à condition qu’y soit mentionnée la création d’un Etat palestinien. Pour Gilles Kepel, c’est ce dernier pays qui possède la clef de l’issue du conflit avec ses immenses ressources et ses possibilités de remettre à flot la Palestine. A noter que l’Arabie saoudite, sous l’égide de la Chine a rétabli ses relations diplomatiques avec l’Iran en mars 2023.
La Russie, ou plutôt l’URSS, défenseur d’Israël dès sa création et jusqu’en 1953, moment d’antisémitisme renaissant, développa ensuite une politique antisioniste et pro-arabe, beaucoup des pays arabes ayant alors des gouvernements nationalistes et socialistes. Les relations diplomatiques entre l’URSS et Israël furent rétablies par Gorbatchev qui autorisa une forte immigration vers Israël. La communauté russe actuelle en Israël[2], de plus d’un million de personnes, est très influente et est représentée en grande partie par un parti laïque d’extrême droite.
Depuis le 7 octobre, la Russie adopte une position pro Hamas pour s’affilier les pays du Sud.
La Chine est un peu dans le même schéma.

Pour GK, la guerre en cours a radicalisé et cristallisé la formation d’un introuvable « Sud Global » opposé aux démocraties libérales du « Nord » dont Israël constituerait la figure la plus détestable, favorisant par contrecoup le rapprochement du ci-devant tiers-monde, grâce aux BRICS +[3], avec Moscou et Pékin.

Enfin, le livre se termine par un dernier chapitre intitulé « Haro sur l’Occident » que je vous propose de découvrir par la lecture d’Holocaustes !
GK conclut par cette incitation à créer rapidement un État palestinien : « si les États-Unis et l’Occident ne se donnent pas les moyens de parvenir à instaurer un État palestinien, ils subiront à terme une défaite stratégique face à l’axe illibéral et antioccidental russo-chinois que symbolisent désormais les BRICS + ». Pourra-t-il être entendu ?

[1] Gilles Kepel est politologue, spécialiste du monde arabe contemporain et de l’islamisme radical, il est professeur des universités à l’université Paris Sciences et Lettres.

[2] Population en Israël : environ 9 500 000 habitants dont 76% de Juifs et 21% d’Arabes israéliens.

[3] BRICS+ : Les BRICS+ sont un groupe de neuf pays qui se réunissent en sommets annuels : Brésil, Russie, Inde, Chine, auxquels se sont ajoutés : Afrique du Sud, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie et Iran. L’objectif est de donner à des pays en développement un plus grand poids dans la gouvernance mondiale. En 2023, ce bloc contribuait en 2023 à 31,5 % du PIB mondial, dépassant celui  du G7.

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