7 octobre : ouvrage de Lee Yaron (Grasset 2024)

Il m’a fallu tout ce temps pour arriver à penser la journée du 7 octobre 2023, tant ce massacre? pogrom? « razzia » (Gilles Kepel)*, actes génocidaires? m’ont sidérée, m’empêchant même d’en parler avec mes proches. Ce livre de l’Israélienne Lee Yaron,  journaliste au Haaretz*, représente pour moi le media opportun pour écrire cet article.
Cet ouvrage est le résultat de la première grande enquête scientifique élaborée en Israël. Des centaines d’entretiens menés par l’auteur et son équipe  auprès de survivants, victimes et endeuillés, et de secouristes, ont  été complétés par la consultation d’images et de vidéos fournies par les autorités, et par la transcription de deux interrogatoires de terroristes par les services de renseignement, livrés bruts, sans commentaires.


Le point de vue  de l’auteure est objectif, sauf dans son introduction où elle s’exprime sur ses origines et sur sa propre souffrance, accentuée par la perte d’un ami d’enfance, jeune réserviste envoyé à Gaza, à qui est dédié ce livre, Gal Eizenkot, fils de l’ancien chef d’état-major Gadi Eizenkot, démissionnaire du Cabinet de guerre en juin 2024. Elle se présente comme journaliste d’investigation, spécialisée dans les questions écologiques, sociales, observatrice de la diversité des populations. Elle rappelle qu’environ 3000 terroristes

Mur des otages en Israël

gazaouis ont assassiné dans des conditions atroces 1205 personnes, en ont pris 251 en otage, et blessé des milliers d’autres. Que les victimes sont issues de plus de 30 pays, que la plupart étaient des militants laïcs pour la paix, mais d’autres étaient des partisans du Likoud* ou des Juifs très religieux.  Qu’il y a actuellement près de 130 000 Israéliens déplacés, dont 60 000 du nord. Elle regrette de ne pas avoir pu interroger  (secret-défense) les soldates « observatrices de la frontière » qui n’ont pas été écoutées sur leurs alertes à la frontière avec Gaza et ont payé un lourd tribut lors de l’attaque (16 victimes, 7 otages). Elle rappelle aussi les 39 samedis de manifestations contre la réforme judiciaire voulue par le gouvernement, qui se sont transformées en défilés pour la libération des otages. Elle n’oublie pas la souffrance des Gazaouis, mais, dit-elle  » ce n’est pas à moi de raconter ces histoires palestiniennes ».
La postface de son mari, l’écrivain Joshua Cohen, clarifie les intentions de Lee Yaron et lui rend hommage. Elle est suivie d’une impressionnante liste de 18 pages des victimes, où se mêlent des noms (et des âges) de plus de 30 origines, qui n’est pas sans rappeler le livre mémorial de Serge Klarsfeld*.

L’auteur s’est rendue dans quelques lieux emblématiques de l’attaque (voir carte) : des kibboutz proches de Gaza, (Nahal Oz, Aloumim, Holit, Be’eri, Kfar Aza),  un moshav* (Netiv HaAsara), le lieu de la Rave party (Réïm, au sud de Bé’éri), des villes du sud (Sdérot, Netivot, Ofakim, Ashkelon, Ashdod), un village de Bédouins dans le Néguev, un lieu de réfugiés déplacés (Ein Bodeck sur la Mer morte).

Elle interroge des Israéliens et des étrangers de milieux différents : des juifs et des arabes israéliens dont des Bédouins*, des ouvriers agricoles thaïlandais, des étudiants népalais venus en formation. Certains  des juifs sont en Israël depuis l’origine et ont fondé des kibboutz. Beaucoup ont connu des camps de transit avant d’être installés dans des villes neuves, certains ont  immigré récemment, comme la famille d’Eitan venue d’Ukraine en 2023 à Ashkelon, fuyant la guerre (chapitre 8). Dans les kibboutz les milieux sociaux  des victimes ou des survivants sont divers. Les revenus sont modestes, les professions variées (intellectuels, médecins, imprimeurs, auxiliaires à la personne, artistes etc.). On remarque qu’il y a peu d’agriculteurs, les terres  ayant été cultivées par les Palestiniens gazaouis puis après  le départ des Israéliens de Gaza en 2005*, par des étrangers de l’est de l’Asie, les Israéliens ayant accédé à des professions du secteur secondaire ou tertiaire. Dans les villes dites « nouvelles »  (Sdérot, Ashdod, Ashkélon…) les habitants sont souvent très modestes, d’origine marocaine, russe ou caucasienne. Une ville comme Ofakim regroupe beaucoup de chômeurs et la ville proche de Beer’Sheva, réputée pourtant  pauvre et difficile, se révèle inaccessible financièrement. Les villages bédouins sont pauvres, les habitants vivent loin des services publics, ils n’ont pas d’abris anti roquettes et souvent ne bénéficient ni d’eau, ni d’ électricité, ni du « Dôme de fer », système anti-missiles. Un tiers  des villages sont déclarés illégaux et menacés de destruction. Les Thaïlandais et les Népalais sont issus de familles très pauvres, qu’ils aident en venant se former et travailler en Israël.
Bien différents sont les victimes ou les survivants du Festival Nova. La plupart sont jeunes, viennent des grandes villes du nord (Tel-Aviv, Jérusalem, Haïfa) ou de l’étranger, de milieux plus favorisés, ouverts au plan sociétal, (droits LGBT, climat) et pour certains militant pour la paix.

Mais Lee Yaron ne se contente pas de relater les faits. Elle veut replacer le calvaire des victimes dans le temps long de l’Histoire, individuelle, familiale pour produire un récit collectif. Elle cite le philosophe Lévinas* : « Des rescapés de l’Histoire universelle ». Ces personnes ne sont pas seulement des victimes, elles ont un visage, elles méritent d’être rappelées vivantes. C’est pourquoi Lee Yaron s’intéresse également à ce qu’elle nomme « le jour d’avant et le jour d’après ». Elle restitue pour chaque victime son histoire, remontant aux persécutions qui ont mené ces familles à immigrer. Des familles du monde entier  (Europe de l’est, Afrique du Nord, Moyen Orient, Balkans, Caucase etc.), se retrouvent ainsi mêlées dans de petits espaces, kaléidoscope unique au monde. Et l’on remarque certaines coïncidences étonnantes, comme celle touchant Moshé Ridler (chapitre 5), expulsé de Roumanie en octobre 1941 et assassiné à la même date en octobre 2023. Ou bien l’éloge funèbre de Moshé Dayan* (chapitre 2) prononcé  en 1956 au kibboutz Nazal Oz pour un jeune soldat tué dans une embuscade palestinienne, repris en partie le 8 octobre 2023 par le président Isaac Hertzog. Par cette écriture précise, sans pathos, l’auteur se situe dans la longue tradition juive des « Yizkhor Bikher »(livres de souvenirs en yiddish) que les survivants juifs écrivaient pour raconter l’histoire des shtetl* et sortir de l’anonymat des figures disparues. Ce faisant, elle érige pour eux un tombeau*, un mémorial. Ainsi le 7 octobre ravive-t-il le continuum de persécutions millénaires et en particulier de la Shoah, comme l’ont dit de nombreux commentateurs. Il faut se souvenir, « Izkhor » en hébreu, injonction donnée aux citoyens Israéliens juifs, lors de fréquentes commémorations, reprenant elle-même l’impératif mémoriel de la tradition biblique. « Ce processus itératif…qui convertit toute occurrence en récurrence », écrit Joshua Cohen, « est fondamental à la survie du Judaïsme ». Difficile alors d’interpréter le 7 octobre : relève-t-il de l’Histoire israélienne, c’est-à-dire des sciences humaines ou d’un récit juif né dans la Bible, c’est-à-dire de la théologie? Ou des deux?

Par ailleurs, dit Lee Yaron, lors de son intervention au MAHJ en avril 2024, « le 7 octobre est un jour sans fin ».  Dans sa conférence elle dit avoir été très marquée par le déchaînement paradoxal des paroles et violences antisémites dès le 8 octobre, surtout dans le monde occidental, alors qu’à cette période elle étudiait à l’université de Columbia (USA) et qu’Israël n’était pas encore entré en guerre. Dans cette atmosphère, comment faire le deuil? questionne-t-elle. Les séquelles  sont nombreuses, tant individuelles que collectives et politiques. Les familles, les survivants sont accablés mais aussi en colère. Contre le Hamas, bien sûr, mais aussi contre le gouvernement israélien qui, malgré tous les discours sécuritaires, n’a pas su les protéger : le rêve du pays refuge s’est brisé et ce gouvernement n’a pas fait du retour de tous les otages vivants sa priorité. Ou bien la société israélienne se durcit encore, ou bien, pensée plus optimiste, la résolution du conflit par la création de deux états advient à moyen terme, comme seule solution à une permanence de l’état d’Israël.

Au kibboutz Bé’éri après le 7 octobre

Le dernier chapitre (10), intitulé Victimes du deuil, laisse une impression d’infinie tristesse. A travers trois exemples, Haïm (67 ans) le conducteur de bus, Sivan (40 ans) manager en assurances et aide bénévole aux victimes au sein de l’armée, et la jeune Tamar (9 ans), Lee Yaron montre les séquelles en aval du massacre. Le premier qui au gré des conflits  a dû par le passé changer plusieurs fois de domicile dans des conditions éprouvantes, met fin à ses jours 3 semaines après avoir conduit des enfants orphelins des kibboutz vers la Mer morte. Sivan, qui a été chargée d’organier 30 enterrements en une semaine, s’effondre, victime d’un syndrome  dit « du coeur brisé »* au cours duquel elle perd la mémoire. Enfin Tamar, enfant habitant Ashdod, une ville côtière du sud souvent attaquée par des roquettes, a été si effrayée par les sirènes incessantes et les nouvelles qui défilaient en boucle à la télévision, qu’elle s’évanouit et meurt peu après d’un arrêt cardiaque.

Cet ouvrage, écrit pour l’Histoire mais aussi pour la mémoire, permet de mettre des mots sur l’indicible, de défier le négationnisme, et sans être militant de réfléchir à un avenir possible, loin des discours extrémistes visant à la disparition réciproque des ennemis en présence. C’est un livre important à tous points de vue.

SOURCES

7 octobre de Lee Yaron chez Grasset.

Rencontre avec Lee Yaron au Musée d-Histoire et d’art du Judaïsme le 28/04/2024

NOTES

Gilles Kepel : politiste spécialiste du monde arabo-musulman. Dernier livre : Holocaustes (Plon, 2024). Voir l’article de Marianne

Haaretz : quotidien israélien, de gauche, favorable à la création d’un état palestinien, très hostile au gouvernement actuel.

Likoud : parti de droite auquel appartient Benjamin Netanyaou.

Livre mémorial de Serge Klarsfeld (1978) : il recense tous les Juifs déportés depuis la France vers les centres de mise à mort.

moshav : communauté agricole coopérative regroupant plusieurs fermes, créée au début du XXè siècle. Ses membres sont plus indépendants que dans un kibboutz.

Bédouins : peuple sunnite nomade  de citoyenneté israélienne, qui s’est sédentarisé dans le Néguev, au sud d’Israël.

après 2005 : 2005 est l’année du désengagement unilatéral effectué par Ariel Sharon, qui prévoit la suppression de 21 colonies israéliennes et la fin de l’occupation militaire à Gaza.

Emmanuel Lévinas (1905-1995) : philosophe d’origine  juive lituanienne, naturalisé Français en 1931. Il écrit sur l’éthique et la métaphysique.

Moshe Dayan (1915-1981) : militaire et homme politique de gauche très populaire en Israël. Il joue un rôle important dans la Guerre des Six jours en tant que ministre de la défense, et est l’un des négociateurs de la paix avec l’Egypte en 1978.

shtetl : bourgade juive en Europe de l’est avant 1940.

tombeau : texte littéraire qui honore les disparus.

syndrome du coeur brisé : terme médical recouvrant une altération cardiaque engendrée par un grand stress chez la femme. Les symptômes sont ceux d’un infarctus et peuvent entraîner de graves complications, voire la mort.

Lectures conseillées :

Paul Audi : Tenir tête (Stock, 2024)

Valérie Abecassis : Place des otages (Cerf, 2024)

Pour mieux comprendre les enjeux de ce conflit, un ouvrage plus ancien

Avi Shlaïm : le Mur de fer (Buchet-Chastel, 2008)

 

 

 

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