C’est le titre d’un ouvrage, paru en 2017, de Johann Chapoutot. 
Le nazisme, nous dit-il, fut d’abord un projet de révolution culturelle, celui d’un retour circulaire aux origines vouant au feu tout ce qui est étranger à la race, c’est à dire universaliste, pacifiste, humaniste. Pour les Nazis, c’est en sortant de cet héritage judéo-chrétien débilitant que la race germanique sortira d’une longue histoire de malheur. La « loi du sang » commande la contention, la domination, ou l’élimination des autres races. Sous la conduite du Führer, le Reich nazi porte une promesse rédemptrice de paix et de prospérité pour la race germanique .
Dans le contexte précis de l’après 1ère guerre mondiale, cette révolution culturelle promise a réussi à convaincre en Allemagne des millions d’hommes et de femmes que des projets monstrueux étaient légitimes, qu’ils n’étaient pas criminels mais conformes aux lois de la nature. Ce projet nazi, qui se voulait appuyé sur la science, a été accompagné et soutenu par des élites intellectuelles, des professionnels de toutes catégories, archéologues, philosophes, historiens, biologistes, ingénieurs, juristes, chimistes, médecins … A partir des années 20, et jusqu’à la fin de la guerre, les exemples de collaborations sont nombreux dans tous les domaines.
Ainsi, des professeurs d’université, antiquistes, philosophes, héllénistes distingués, très nombreux et cités dans le livre, s’emploient à montrer, au prix d’une certaine torsion de l’histoire,
que les premiers habitants de la Grèce antique étaient des Nordistes (*1), et que la philosophie grecque est «une des créations spirituelles les plus importantes qui soit issue du sol, de la race et du peuple indo-germanique, c’est-à-dire nordique ». Des professeurs de grec ou de latin, des manuels scolaires, n’hésitent pas à présenter Platon comme une figure de la résistance nordique à la décadence raciale, intellectuelle et morale de la cité athénienne et du monde grec, et finalement comme un précurseur du nazisme(*2).
Le monde grec aurait ensuite été perverti par les doctrines stoïciennes dues au mélange des races venues d’Asie Mineure.
Le monde romain n’échappe pas à cette subtile distinction : Pour Hans Gunther, raciologue en chef du parti nazi, la République nordique des origines, celle des Vieux-Romains, strictement hiérarchique et inégalitaire, a été mise à mal par « l’individualisme » et la « citoyenneté cosmopolite ».
Les juristes n’ont pas été en reste pour promouvoir un nouveau droit : l’article 19 du progamme nazi de 1920 proclame « Nous exigeons la substitution d’un droit allemand de la communauté au droit romain, solidaire d’une vision matérialiste du monde » qualifiée plus loin (art. 24) « d’esprit judéo-matérialiste ».
L’intérêt du droit romain, en usage en Allemagne depuis le XVe siècle, n’échappant pas aux juristes les plus consciencieux, certains, avec des historiens de l’antiquité romaine, vont tenter d’en sauvegarder une partie en différenciant la tradition juridique romaine de sa perversion ultérieure par des juristes romains d’origine- « phéniciano-sémitiques » qui ont « orientalisé » le droit romain. Le droit romain des origines serait un droit nordique-germanique parce qu’il aurait été créé par les premières populations romaines d’origine nordique.
Ces efforts n’aboutiront pas : les idéologues nazis persistent à rejeter le droit romain comme « droit judéo-libéral », droit post-révolutionnaire, individualiste, destructeur de la communauté organique de Volkstum (*3). « Le droit romain, produit d’une race et d’un sang particuliuer, est fondé sur l’individu, et non sur la communauté, principe du droit germanique, produit de la race allemande et circonscrit à cette race ».
L’élite intellectuelle universitaire et l’élite fonctionnelle des juristes technocrates du régime nazi vont donc s’atteler à la rédaction d’un « droit germain », fondé sur la « communauté du peuple » permettant la refondation communautaire-biologique de la race nordique.
Dans cet objectif, il faut effacer 1789 de l’histoire allemande (*4).
Jean-Jacques-François Le Barbier (dit l’Aîné, attribué à, 1738-1826). « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Huile sur bois. Paris, musée Carnavalet.
Ce sont les termes d’un discours prononcé le 1er avril 1933 par Goebbels, qui clame « nous avons effacé l’année 1789 de l’histoire allemande ».Contre la formule révolutionnaire « liberté, égalité, fraternité » , tous les arguments sont bons, ceux de la science en particulier ; d’abord, pour la liberté : l’homme n’est pas libre, un individu est soumis aux lois de la nature, au déterminisme social ; il dépend totalement de sa communauté qui lui préexiste. Contre les fantasmes et les illusions d’un individu libre, il faut remettre le monde à l’endroit et voir que la seule réalité qui soit est la réalité biologique de la « communauté du peuple ». Le slogan nazi sera celui-ci : « Tu n’es rien, ton peuple est tout ».
L‘égalité est aussi honnie par les Nazis, battue en brèche par l’avènement du racisme comme « science » au XIXe siècle. L’inégalité entre les races est vue comme une évidence, nourrie du point de vue naturaliste. Il n’y a pas d’universalité du genre humain, les différentes « races » sont hiérarchisées et, même au sein de la « bonne race », seuls les performants méritent de vivre.
Quant à la fraternité, elle est forcément circonscrite aux seuls productifs de « bonne race ».
Les valeurs révolutionnaires ainsi vilipendées, le champ est libre pour énoncer que « tout ce qui porte visage humain n’est pas homme », le droit et la morale ne peuvent être universels, ils sont propres à la race qui les a sécrétés. Le juriste allemand Hans Frank peut ainsi énoncer ;« Le droit, c’est ce qui sert le peuple allemand ». Et le peuple allemand, pour les Nazis, n’est pas une collection d’individus discutant librement, mais une armée unie derrière la seule idée qui s’imposait, celle dictée par la biologie et la « science des races ».
Le retour à l’origine, vieux fond de l’idéologie nazie, va inspirer de nombreux juristes et idéologues. Les Germains des origines n’ayant pas laissé de textes écrits, l’antiquité grecque et romaine peut servir de référence, puisque, des érudits l’affirment, les Grecs et les Romains sont à l’origine des Germains.
Au nom d’une communauté de race et d’une continuité historique, il est loisible d’induire du passé des maximes pour le temps présent : l’homme germain antique vit nu et libre de son corps et de sa sexualité, loin des normes chrétiennes. La procréation germanique naturelle est heureuse, polygamique et eugénique. Elle constitue un impératif moral pour les membres de la race nordique . L’élimination des enfants faibles se justifie à la fois par la référence antique (chez les Spartiates) et par l’argument « scientifique » de la viabilité de la race.
La guerre des races est la substance même de l’Histoire. La race des Germains a été dénaturée par le christianisme, qui lui a fait perdre la guerre en 1918 ; pour combattre, il faut se délivrer de ses normes et se souvenir que les Dix Commandements des Juifs ont été l’instrument par lequel l’empire romain a été mis à bas (*5).
soldat romain tirant deux esclaves enchaînes
Sur ce modèle antique, validé par d’éminents universitaires, Hitler va pouvoir affirmer, dans les jours qui précèdent le déclenchement de la guerre en Pologne, que la conquête d’un territoire passe par l’extermination « sans hésitation ni pitié de tout homme, femme et enfant… ».
Il n’y a pas de genre humain, il n’y a que des races luttant pour leur espace vital, et l‘inégalité des races sera le principe fondamental du grand empire germanique. En référence : l‘esclavage antique ou l’asservissement des Hilotes par les Spartiates. Les Juifs devront disparaître et les Slaves, et autres races inférieures, seront réduits en esclavage .
Himmler déclare en 1942 : « il faudra remplir nos camps avec des esclaves, …. avec des serfs qui construiront nos villes, nos villages et nos fermes, sans que nous nous soucions des pertes, quelles qu’elles soient. ».
D’où vient le droit ?
Le caractère antique ne suffit pas pour fonder le droit. D’où viendra le droit germain ?
Les juristes nazis réfutent tous les discours fondant le droit sur la Raison humaine ou sur des commandements transcendants, le droit est enraciné dans les mœurs du peuple, dans la race des Germains. Il faut réhabiliter l’affect, le « bon sens », « l’instinct », la « juste colère » ; le droit ne sert pas à protéger les « personnes », l’individu ; le droit, c’est ce qui sert la race germanique, la communauté du peuple. C’est le droit de la nature, le droit du plus fort, qui assure la survie et consacre la suprématie de l’homme nordique..
C’est une révolution culturelle qui bouleverse les rapports humains et les normes de vie en société, c’est une vision du monde qui autorisera toutes les prédations et exactions commises au bénéfice de la communauté (et non de l’individu) à partir de 1939 dans les territoires conquis.
Une telle conception de la vie et du droit détermine une situation juridique en fonction de la race, mais aussi du sexe. Le sexe, qui détermine le rôle dans la procréation et dans l’entretien de la famille, définit une fonction sociale, et donc les droits et les devoirs liés à cette fonction.
Contre « l‘extinction biologique du peuple allemand »
Une brochure parue en 1934 intitulée « peuple en péril » alertait déjà sur les risques d’une Allemagne, moribonde, minée par la croissance exponentielle des dégénérés, des asociaux et des ratés. Contre « l’extinction biologique du peuple allemand », l’Allemagne nazie va assassiner massivement les malades mentaux, les malades incurables, les opposants politiques … .
Faire des enfants pour perpétuer la race et faire la guerre
Le premier impératif moral qui s’impose à tout Allemand de bonne race est de procréer, et toutes sortes de mesures, supposées être en accord avec la libre vie des anciens Germains, sont élaborées pour favoriser la natalité, appuyées sur des avis scientifiques.
La lutte contre l’avortement, l’homosexualité et le travail des femmes s’accompagne de dispositifs natalistes (allocations…) et de sanctions fiscales et pénales frappant l’absence de fécondité. Les personnes âgées « n’ont de droit à l’assistance » que si « elles ont contribué à la fertilité allemande ».
Lebensborn
La nature étant la seule instance législatrice, l‘institution du mariage est remise en cause, dans ses conséquences juridiques et dans son principe. Cela concerne le statut des enfants illégitimes (nés hors mariage), les conditions d’exercice du droit de divorce et la norme monogamique elle-même.
Du point de vue démographique aussi bien que racial, il est inconcevable de flétrir des « filles-mères » qui apportent des enfants à l’Allemagne. C’est dans cette perspective qu’Himmler« réévalue les valeurs » et crée en 1936 l’association « Fontaine de vie » (Lebensborn) qui accueille les « filles-mères » de « bonne race ». Le droit allemand doit être révolutionnaire (au sens originel du terme) et revenir à la proximité germanique avec la nature. (troubles aspects « émancipateurs »n*6)
Les raciologues et juristes nazis réexaminent aussi les conditions de dissolution du mariage. La seule fin du mariage étant la procréation, il faut assouplir la législation du divorce pour permettre la séparation des couples infertiles. C’est l’objet de la loi de 1937 portant réforme du mariage, justifiée par des arguments biologiques. La prévention prophylactique des mariages est assurée par des lois de 1933 et 1935 interdisant l’union et la reproduction d’éléments sains avec des Juifs ou avec des éléments à l’hérédité gâtée.
Abolir la monogamie ? Le mariage étant ainsi ébranlé, la voie est ouverte à la contestation du principe monogamique lui-même. Dès 1931, Himmler a soumis tout mariage d’un membre de la SS à l’approbation de l’Office central de la race et de la colonisation pour s’assurer de l’appartenance raciale de la promise. En octobre 1939, anticipant sur les pertes humaines de la guerre, il ordonne aux soldats de la Waffen SS d’engrosser au plus vite leurs épouses ; ceux qui ne sont pas mariés devront féconder toute femme allemande disponible. Les enfants issus du « devoir sacré » de cette sexualité militante seront sous tutelle SS pris en charge dans les Lebensborn. Bientôt, devant les terribles pertes en hommes occasionnées par les combats, le principe de polygamie est clairement évoqué au plus haut niveau de la hiérarchie nazie.
Johann Chapoutot développe aussi de manière précise et documentée les arguments juridiques nouveaux élaborés pour justifier la conquête de l’espace vital et la colonisation .
La race est un arbre qui plonge ses racines dans le sol, ce que résume le slogan Blut und Boden, (sang et sol). « La paysannerie est source de vie de la race nordique », « le sang jaillit des fermes »
Le Volk ohne Raum (peuple sans espace) est une obsession des nationalistes racistes. Le Lebensraum, l’espace vital, thème dominant de la géopolitique nazie, est emprunté aux sciences naturelles : Le biotope de la musaraigne va servir de modèle en géopolitique pour justifier la colonisation. Dès 1920, l’Office de la race et de la colonisation, créé par le parti nazi et dirigé par l’agronome raciste Richard Darré , établit, vers l’est, des plans de conquête, de colonisation agricole et l’installation de populations germaniques. Les Slaves seront asservis ou décimés par la famine, les Juifs appelés à disparaître du territoire.
Pour entrainer l’adhésion massive de la population allemande, le ministère de la propagande, dès le début des années 30, enrôle le cinéma. Des films, des comédies, des documentaires vont diffuser , sous des formes plus ou moins explicites, ou de manière subliminale, les thèmes fondamentaux du nazisme et particulièrement celui de la contamination . Ce thème, habilement associé aux nécessités de désinfection et d’éradication conduira au traitement de la question juive.
L’attaque de la Pologne en septembre 1939 s’accompagne de mises en garde sanitaires effrayantes : les populations slaves et juives de l’Est vivent dans la saleté, la vermine et un bain de microbes auxquels les Allemands ne sont pas adaptés. Des médecins s’empressent de souscrire aux mesures de parquage frappant les populations juives, « le Juif étant quasiment le seul vecteur de l’épidémie » . Dans un discours du 24 avril 1941 Himmler proclame : «L’antisémitisme est une question de désinfection…..Nous serons bientôt débarrassés de nos poux…. » . La métaphore, l’accent mis sur les moyens, permettent d’occulter qu’il ne s’agit pas de poux, mais d’humains.
Conclusion
Que cette vision monstrueuse des rapports humains ait été non seulement plébiscitée par des millions de gens éduqués, mais nourrie et soutenue par tant d’hommes cultivés, juristes, universitaires reconnus, scientifiques, médecins… interroge. Comment comprendre une telle cécité à l’horreur ? On est frappé par le nombre d’historiens souscrivant à un usage anachronique de l’Antiquité prétendant faire dépendre la société contemporaine de normes archaïques, comme si l’histoire était immobile ; par la présence importante d’ingénieurs et de techniciens agronomes dans les rangs nazis, jusqu’au sommet de la hiérarchie, pour qui c’est bien le sol qui donne naissance au sang.
Dans toutes les circonstances, la mise en pratiques des conceptions nazies trouvera dans les élites scientifiques et techniques et chez les cadres administratifs, comme Eichmann, des organisateurs sans état d’âme. Il ne s’agit pas, comme a voulu de le faire croire Eichmann, d’hommes égarés par le principe d’obéissance, mais d’idéologues conscients, nazis convaincus, humiliés par la défaite, rêvant de revanche et baignant depuis longtemps dans le mouvement allemand völkisch (*7), qui ravivait un mythique et glorieux passé germanique.
Pour Johann Chapoutot, il ne faut pas croire que le nazisme est un accident de l’histoire auquel nous serions complètement étrangers. Car, écrit -il, pour les idéologues nazis, « il était loisible de puiser dans un répertoire d’idées et d’actions dont la somme, certes, était exceptionnelle, mais qui, prises une par une, appartenait à un corpus assez banal de la culture occidentale : l‘ exploitation de l’allogène, la colonisation, le racisme, l’antisémitisme, l’impérialisme, le recours à la violence militaire… ».
En lisant « La révolution culturelle nazie », – il faut lire le livre, ce compte-rendu reste forcément sommaire – on assiste, presqu’incrédule, à la construction systématique, dans un ensemble cohérent et finalement monstrueux, de valeurs conservatrices réactionnaires portées, non par des brutes ignares, mais par une bonne partie de l’élite culturelle et scientifique du pays.
Ces idées, disséminées sous diverses formes, portées avec bonne conscience, étaient là avant, et elles sont encore là après. Nous voilà prévenus.
Notes
(*1) « La philosophie grecque est « une des créations spirituelles les plus importantes qui soient issues du sol de la race et du peuple indo-germanique, c’est-à-dire nordique » in Philosophisches Worterbuch de Schmidt (1943), dictionnaire de référence des étudiants allemands. Parmi d’autres, l’historien de la philosophie Oskar Becker confirme que « La philosophie grecque est la philosophie d’un peuple qui nous est apparenté par la race »
(*2) Ainsi, dès 1928, dans l’opuscule « L’Etat et la race », le platonnicien Kurt Hildebrandt donne Platon en exemple de politique raciste accomplie. Pour l’historien de la philosophe Hans Heyse, qui consacre, en 1933, son discours d’investiture rectorale à « l’idée de science et l’Université allemande », Platon est un modèle à suivre pour tout combattant de l’idée nationale-socialiste.
( *3) Volkstum, rassemblement de tous les hommes de même langue, de même culture.
(*4) Sur l’importance de 1789 en Allemagne, Voir aussi : Hans-Jürgen Lùsebrink, Rolf Reichard,t L’écho de 1789 en Allemagne [article] in : Dix-Huitième Siècle Année 1988, 20 pp. 259-276 Sur Persée <https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1988_num_20_1_2871>
(*5) Pour ces arguments développés par Hitler et repris par Himmler, Johann Chapoutot se réfère à Hermann Rauschning, Gesprache mit Hitler, New York, Europa–Verlag, 1940. chap IV, pp 48-58
(*6) Un documentaire réalise par Johann Chapoutot et Christian Delage montre les aspects contradictoires glaçants de cette politique. « C’est quelque chose de très troublant de voir que le IIIe Reich n’était pas que répression et coercition, mais qu’il était aussi quelque chose de désirable et d’attractif pour les jeunes membres dits de la communauté du peuple, dont les filles », explique Johann Chapoutot.
In Le Monde, 25 mai 202, Les femmes dans le projet nazi.
(*7) Mouvement völkisch, courant intellctuel et politique, apparu en Allemagne à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle dont l’élément commun est le projet de donner à l’ensemble des Allemands une religion païenne, en général le paganisme germanique.
Cf Wikipedia <https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_v%C3%B6lkisch>