En publiant cette année « Les irresponsables », Johan Chapoutot poursuit son travail d’analyse des conditions d’arrivée au pouvoir des forces nazies en Allemagne.
« Dans les contextes d’étiolement, voire de dissolution démocratique que nous connaissons en Europe et dans l’extrême occident sud et nord-américain, il nous a semblé opportun de rouvrir le dossier, majeur,de ce suicide d’une République » qui ressemble fort, à vrai dire, à un assassinat en règle… » (p.34)
Donc, Weimar, cette République parlementaire proclamée en Allemagne à la fin de la première guerre mondiale, qui met fin au règne de l’empereur Guillaume II et à une période d’insurrections militaires et de luttes révolutionnaires violemment écrasées.Par quelles voies cette République qui se voulait démocratique a-t-elle laissé place au régimes nazi ?
A fil de ses livres, Chapoutot ne cesse de pointer la responsabilité des élites, celle des cadres gestionnaires, dans « Libres d’obéir » (*1), des élites culturelles, universitaires et celle des juristes dans « La révolution culturelle nazie » (*2), dont j’ai précédemment rendu compte, et, dans ce dernier ouvrage, celle des notables politiques associés aux élites industrielles et patrimoniales, plus attachés à la sauvegarde de leurs intérêts personnels qu’à la défense de l’intérêt commun.
C’est entre mars 1930 et janvier 1933 que s’est joué le sort de l’instable démocratie allemande. L’histoire de cette période « révèle non pas la progression irrésistible de la marée brune, mais une stratégie pour capter son « énergie au profit d’un libéralisme autoritaire imbu de lui-même, dilettante et, in fine, parfaitement irresponsable ».
L’historien ne cache pas l’orientation de son travail : il est profondément inquiet de la progression de l’extrême droite en France, et en étudiant comment les gouvernements allemands de cette période ont finalement servi la prise de pouvoir nazie, il constate, dans un chapitre final intitulé épilogue, de nombreux points communs avec la politique actuelle en France : un gouvernement qui ne dispose pas d’une majorité au Parlement, une politique d’austérité, des mesures prises par une procédure sans accord de l’Assemblée, une dissolution ratée, une défaite aux élections législatives, le refus de tenir compte de élections…
Ces analogies, qui alertent sur la fragilité des démocraties, ne sont pas présentées dans le cadre d’une vision déterministe de l’histoire, ou comme la prophétie d’une inévitable catastrophe. L’histoire ne se répète pas nous dit Chapoutot, même s’il y a « récidive ».
Mais, en étant attentif à ce qui s’est joué dans ces années là, on peut voir que le cours de l’Histoire aurait pu se dérouler autrement ;
entre autres, si le vieux président de Reich, Paul von Hindenburg, « incarnation du chevalier prussien, un vestige de l’ordre Teutonique », politiquement obtus, n’avait pas, pour la défense des propriétés foncières familiales, rejoint la cause des grands propriétaires terriens ; Si en janvier 1933, le chef du gouvernement Paul von Papen, qui se croyait très intelligent, à la tête d’un parti de droite sans majorité, n’avait pas craint de pousser au poste de Chancelier l’agitateur Hitler qui « n’était qu’un amateur, flanqué d’une cohorte de poseurs, de gueulards et d’incompétents », facile à manoeuvrer…. Cette stratégie tordue par laquelle Papen croyait pouvoir assurer son projet politique, a, de fait, servi de propulseur au parti nazi à un moment où, sur le plan électoral, celui-ci était en déclin
Donc, contrairement à une idée répandue, Hitler n’a pas été élu, mais placé au pouvoir par une « petite oligarchie, désinvolte, égoïste et bornée qui a fait le choix, le calcul et le pari de l’assassinat d’une démocratie : des libéraux autoritaires qui, convaincus de leur légitimité supra-électorale, persuadés du bien-fondé de leur politique de “réformes” (le mot était déjà omniprésent en 1932), infatués de leur génie, de leur naissance et de leur réseau, ont froidement décidé que la seule voie rationnelle et raisonnable pour se maintenir au pouvoir et éviter toute victoire de la gauche, était l’alliance avec les nazis » (p. 35)
La colère de Chapoutot est féconde, mais les rapprochements avec la situation gouvernementale en France laissent de côté tout un contexte historique forcément différent, que Chapoutot n’aborde pas dans cet ouvrage, s’attachant essentiellement aux manœuvres des responsables politiques et des partis au pouvoir.
L’Allemagne des années 30 a perdu une guerre dévastatrice, est sous le coup d’une dette de guerre abyssale, est sortie depuis peu d’un régime monarchique impérial, d’une période de violents affrontements intérieurs, de révoltes sociales confortées par la révolution bolchévique, d’une unification allemande mal assurée… Chapoutot, dans « Les irresponsables », ne s’étend pas sur ce contexte, la guerre perdue, la dette, le nationalisme, l’antisémitisme, la violence des nervis nazis dans la rue, mais, en montrant les intrigues et les tractations politiques douteuses menées au profit des possédants, il balaie l’idée que l’arrivée d’Hitler au pouvoir est la conséquence d’un processus démocratique.
« Dans un contexte de crises parlementaires à répétition et de paniques morales orchestrées par une presse aux ordres d’un magnat d’extrême droite, ce fut le résultat d’intrigues menées par des industriels et des banquiers. Tous entendaient casser l’élan électoral de la gauche, et abattre l’État social. » (*3)
On constate évidemment avec inquiétude des similitudes étonnantes dans le positionnement de nos gouvernants à l’égard des configurations politiques, économiques et sociales actuelles de la France : présidentialisme, Assemblée sans majorité, dissolution, 49-3, refus de nommer un candidat de gauche, austérité budgétaire, normalisation des relations avec le Rassemblement national ….
Mais cette situation politique – et Johann Chapoutot cite Héraclite : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » – s’inscrit dans un contexte tout à fait autre, qui n’est pas celui de l’Allemagne des années 30 ; la prise de pouvoir par l’extrême droite n’est pas un chemin tracé de l’Histoire.
Est-ce suffisant pour être rassuré ?
Johan Chapoutot, Les irresponsables, Gallimard, NRF Essais, 2025
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(*1) Nazisme et management – 11-05-20
<https://maclarema.fr/blog/nazisme-et-management/>
(*2) La révolution culturelle nazie – 31-11-22
<https://maclarema.fr/blog/la-revolution-culturelle-nazie/>
(*3) J. Chapoutot, Anatomie d’une décomposition politique
<https://www.monde-diplomatique.fr/2024/08/CHAPOUTOT/67294>
A écouter ou lire aussi
Comment l’extrême centre a mis l’extrême droite au pouvoir (en Allemagne, en 1933)
<https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-suite-dans-les-idees/comment-l-extreme-centre-a-mis-l-extreme-droite-au-pouvoir-en-allemagne-en-1933-9102265>
« Les Irresponsables » de Johann Chapoutot : lorsque la démocratie cède au fascisme
<https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/190425/les-irresponsables-de-johann-chapoutot-lorsque-la-democratie-cede-au-fascisme>