Partager la publication "En tenue d’Eve : féminin, pudeur et judaïsme"
Essai de Delphine Horvilleur Grasset 2013
Femme rabbin en France au sein du MJLF (mouvement juif libéral de France), Delphine Horvilleur mène dans cet essai publié en 2013 une réflexion sur la vision et la place de la femme dans la religion juive. Dans le contexte actuel où les discours fondamentalistes des trois religions monothéistes révèlent une obsession de plus en plus accrue pour la pudeur et la modestie des femmes, l’auteur part d’un paradoxe étonnant : dans nos sociétés occidentales où nudité et transparence sont de mise, pourquoi vouloir cacher la femme en la faisant disparaître de l’espace public ? (voiles divers couvrant cheveux, parfois corps et visages chez les musulmans, perruques sur cheveux coupés recouvertes elles-mêmes de bonnets ou foulards, manches et jupes longues de préférence dans des tons sombres chez les juifs, assignation des femmes et des hommes à des rôles prédéterminés de façon quasi biologique chez les chrétiens , discours entendus lors des manifestations contre le mariage pour tous en France). La réponse donnée ici tombe comme un couperet : retenue et pudeur ont été et sont encore imposées aux femmes pour les contrôler et les exclure de l’espace public, politique, de tout lieu de pouvoir. En tant que femme rabbin Delphine Horvilleur appuie son argumentaire sur l’étude de textes religieux, bibliques, talmudistes, kabbalistes, mais va puiser aussi dans l’ethnologie (Lévi-Strauss), la psychanalyse, l’histoire, la philosophie (Derrida), le féminisme. Ce ne sont pas les textes religieux qui sont misogynes en soi mais bien les différentes interprétations qui en ont été faites par des hommes uniquement, les femmes étant exclues de la yeshiva, c’est-à-dire de l’étude des textes sacrés (depuis les années 1970 elles y ont accès mais seulement dans le Mouvement libéral). La Bible, en effet, présente de beaux portraits d’héroïnes jouant un rôle public et politique, menant ou sauvant leur peuple, comme Esther, Déborah, Ruth ou encore la bergère du Cantique des Cantiques, femme libre, amoureuse et très sensuelle. Pour l’auteur, c’est sous les influences conjuguées des Grecs et des Latins, puis de chrétiens comme Saint Paul que le patriarcat a repris ses droits. La femme est alors devenue cet être « orificiel et génitalisé » qui peut susciter chez l’homme un désir incontrôlé et illégitime (quand il n’est pas son mari), capable de troubler gravement l’ordre social. Le corps de la femme est à la fois « intérieur et extérieur » par ce qu’il peut sécréter, même sa voix est « nudité » (récemment, en Israël, dans une cérémonie militaire, des soldats sont sortis parce que des femmes soldats chantaient ! )
Non seulement la Bible et les autres textes sacrés juifs sont suffisamment riches et paraboliques pour être lus à plusieurs niveaux (la Kabbale en compte quatre : littéral, allusif, allégorique, caché) mais il faut sans cesse les revisiter à l’aune du contemporain et non pas de manière « anhistorique ». Il faut devenir, dit-elle avec humour, « un(e) obsédé(e) textuel (le) ».
En outre la langue hébraïque prête à toutes les ambigüités puisqu’elle s’écrit consonnantiquement, sans les voyelles et que tout mot peut être polysémique , donc susceptible de multiples sens quand il est traduit et interprété. Elle en donne un exemple frappant avec le mot « Tzela » utilisé dans la Genèse à propos de la création de la première femme. Eve est-elle faite à partir d’une « côte » d’Adam, donc dépendante du corps masculin ou a -t-elle été créée « à côté d’Adam », ? (le mot Tzela étant traduit dans le reste de la Bible par « côté »). D’autant plus que la Genèse donne deux conceptions de l’origine de l’humanité : au chapitre 1, Dieu crée l’homme masculin et féminin, puis dans le deuxième chapitre il coupe l’androgyne (comme dans le Banquet de Platon, mais pour d’autres raisons) en deux, homme et femme « côte à côte ». De quoi faire réfléchir sur les représentations avec lesquelles nous vivons depuis longtemps et qui induisent fortement les comportements sociaux. De plus, pourquoi la nudité, c’est-à-dire l’exposition de soi à la vue de l’autre, est-elle source de tragédie ? La Bible en cite de nombreux cas : Adam et Eve, une fois séparés, se découvrent nus et doivent quitter l’Eden ; Noé ivre se dénude et est surpris par l’un de ses fils, ce qui entraîne la malédiction des Cananéens, sa descendance ; Joseph, le fils de Jacob, est jeté nu dans un trou par ses frères et laissé pour mort etc. D’après certaines interprétations qui retiennent l’attention, Adam et Eve, au paradis, ne seraient pas nus mais privés de peau, de séparation entre eux et le monde, des êtres translucides. Dès qu’ils sont recouverts de leur peau ils se savent séparés et ont conscience que l’autre peut les regarder : c’est de là que naît la pudeur mais aussi la honte d’être nu, d’être perméable au regard de l’autre.
Or cette conscience de différenciation s’avère positive, elle permet d’aller vers l’Autre et de le rencontrer. Interprétation des textes bien différente de celles que les fondamentalistes veulent inculquer aux fidèles, à savoir que le corps coupable et dangereux de la femme doit être caché pour éloigner l’homme de cette altérité menaçante. Le voile n’est donc pas l’apanage des femmes (Adam est le premier à se couvrir), surtout dans la religion juive où féminin et masculin n’ont pas toujours de frontières bien définies. L’auteur prend quelques exemples empruntés aux textes ou à la pratique religieuse. Les hommes pratiquants se couvrent aussi d’une kippa, pour approcher le divin et s’y soumettre. Moïse, après son face-à-face « irradiant » avec le divin, doit se voiler pour parler à son peuple. Pendant la prière l’homme juif se voile d’un châle, le tallit. Quand, à la synagogue, il « dévoile » la Torah (féminisée donc), recouverte d’un lange, il la cajole comme un enfant, les femmes étant exclues de ce moment. Appropriation du rôle maternel, échu à la femme, qui manquerait à l’homme ? Donc le féminin tel que perçu par les religieux (voilement, rôle maternel au foyer) n’est pas l’apanage des femmes comme le masculin n’est pas celui des hommes . Le Talmud, de manière très contemporaine, distingue le sexe et le genre. L’auteur n’adhère pas pour autant à une théorie radicale de confusion des genres. Elle se situe dans un entre-deux raisonnable. Pour ne pas tomber dans la misogynie, on doit laisser les femmes étudier, interpréter et relire les textes. La religion est relecture.
Conclusion : Dans cet ouvrage revigorant et finalement assez optimiste Delphine Horvilleur déconstruit brillamment le discours fondamentaliste qui réduit la femme à sa fonction domestique et reproductrice. Elle entre en résonnance avec les discours émancipateurs sur la femme. Son texte, subtil et courageux, vu son « métier » et le climat réactionnaire ambiant, fourmille d’idées novatrices et d’exemples empruntés aux textes, aux rites et à la langue hébraïque qu’elle interroge finement. Son éloge sensible de la femme et du féminin, y compris chez l’homme, ne va pas sans humour, principalement dans les titres de chapitres ou de paragraphes : par exemple « petit traité de dermatologie biblique, saveur et savoir, la femme héros ou zéro, excès de textostérone » etc. Son livre dense, fruit d’une réflexion complexe , aide à penser le monde contemporain, y compris pour les athées baignant depuis des siècles dans les mêmes représentations que les croyants.
Certes on ne peut suivre totalement sa vision d’un judaïsme résolument moderne depuis le départ et rendu misogyne par les autres religions. On peut lui rétorquer que la mythologie gréco-latine offre de beaux portraits de déesses puissantes, comme le Christianisme de glorieux récits sur les Saintes. Ses analyses « féministes » des Textes juifs mériteraient une approche historique plus approfondie qui aiderait à mieux saisir les différents contextes dans lesquels ont émergé ces textes. Par exemple, la bénédiction « Béni sois-tu, ô mon Dieu, de ne pas m’avoir fait femme » existe bel et bien dans la liturgie quotidienne juive et seul le judaïme libéral l’a retirée des livres de prière. Mais cet essai, nourri et personnel, va à contre-courant de la doxa religieuse juive (et des autres religions) et fait du bien.
Merci à Delphine Horvilleur de nous faire entendre une voix (une « nudité » ?) différente.
Notes
La Bible hébraïque (ou Ancien ou Premier Testament) contient 24 livres. Les 5 premiers forment la Torah. Son canon est fixé vers -450.
Le Talmud (« étude »), rédigé en hébreu et araméen, est le recueil principal des commentaires de la Torah qu’il interprète juridiquement et éthiquement. Il existe deux Talmud : celui de Galilée achevé à la fin du IVème siècle de notre ère, fragmentaire et de lecture aride, et celui de Babylone, rédigé aux VIème et VIIème siècles, qui sert de référence principale.
La Torah (« enseignement ») a été transmise, selon la tradition, par Moïse. Elle comprend les 5 premiers livres de la Bible et 613 commandements compilés et discutés dans le Talmud.
Le Zohar (« splendeur ») est l’œuvre majeure de la Kabbale, rédigée au XIIIème siècle de notre ère. C’est une éxégèse ésotérique de la Torah qui s’appuie sur une philosophie mystique.
Le Mouvement juif libéral est né en Allemagne à la fin du XVIIème siècle, il exprime une pensée juive moderne qui lutte contre le fondamentalisme. Il questionne les textes sacrés sur des sujets de société actuels( bio-éthique, place des femmes, environnement, couples mixtes, conversion, etc.), en s’attachant à l’esprit des textes et non à la lettre. Ce n’est ni une secte ni un schisme.
Il se veut universaliste, pluraliste et égalitariste et accepte d’ordonner des femmes rabbins. Dans les synagogues libérales, les fidèles, hommes et femmes, ne sont pas séparés, les offices se font en partie en français et la musique est autorisée. Il y a environ dans le monde 1 800 000 juifs libéraux, répartis dans 43 pays, principalement aux USA. Ce mouvement réformiste est majoritaire partout sauf en France et en Israël.
En France il touche 15 000 personnes environ sur une estimation de 500 000, (ce qui est très minoritaire), mais ce nombre est en augmentation . Il y a 2 femmes rabbins, Pauline Bebe et Delphine Horvilleur. Ce mouvement n’est pas reconnu par le Consistoire français qui organise le culte.
Article passionnant, merci Reine