A la vie, Léo Lévy, éditions Verdier, 2013 – Lecture.
Disons-le d’emblée : entrée avec sympathie dans le récit de cette vie étonnante, j’en suis sortie assez fâchée que « l’abandon du politique » finisse, sous le couvert d’un parcours spirituel, dans une démarche identitaire obscurantiste.
C’est le récit par Léo, épouse de Benny, d’une trajectoire, le périple de camarades nés de la dernière guerre, sonnés par l’histoire, cherchant un sens à la vie. Benny Lévy, expulsé d’Egypte en 1956 avec sa famille à 11 ans, et Léo Aranowicz, dont le père et les sœurs sont morts à Auschwitz, se croisent au milieu des années 60 entre Unef (Union Nationale des Etudiants de France), UEC (Union des étudiants communistes) et Sorbonne ; ils ne se quitteront plus jusqu’à la mort de Benny, en 2003.
Le parcours de Benny Lévy est connu : L’ENS Ulm, l’UEC, les dissidences maos de l’UJCml (Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes) puis de la Gauche Prolétarienne, le compagnonnage avec Sartre, le journal Libération et, pour finir, le retour au judaïsme.
Le livre se lit avec intérêt, l’écriture est alerte et l’humour y affleure souvent. Léo décrit d’abord, avec retenue, les aspirations, les controverses et les combats de cette génération politique. Ce n’est pas une thèse d’histoire ni un bilan politique, mais un récit biographique foisonnant, en 150 pages, d’éléments d’histoire de l’extrême gauche des années 70, de détails de vie qui restituent l’atmosphère de ces années de feu.
Comme le fait Pierre Goldman dans son livre Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France *, il retrace le parcours de jeunes gens sidérés par l’anéantissement des Juifs d’Europe, aspirant à jouer un rôle de combattant et animés par un violent désir de justice.
Faut-il reprocher à Léo de passer sous silence les côtés sombres de la Gauche Prolétarienne, la main mise forcenée sur la vie de ses membres, les dérives populistes ? Un autre récit, celui de Claire Brière-Blanchet, rapporte de manière terrible ce qu’ont pu subir certains militants de cette organisation dans Voyage au bout de la révolution de Pékin à Sochaux **.
Les militants révolutionnaires de ces années là pensaient servir l’humanité et défendre des valeurs universelles au service d’un « Homme nouveau ». Les maos imaginaient que la Révolution culturelle chinoise correspondait à une remise en cause de la bureaucratie soviétique, à une marche vers le « vrai » socialisme.
Tout cela, Léo l’exprime avec simplicité et clarté. L’espoir était fort, galvanisait les énergies et faisait accepter bien des sacrifices
L’assassinat en 1972 des sportifs israéliens lors des jeux Olympiques de Munich par l’organisation palestinienne Septembre noir va constituer un point de rupture pour Benny. C’est l’occasion pour lui et quelques autres de repenser l’action de la Gauche Prolétarienne, alors que le mouvement s’essouffle et que des petits groupes se radicalisent ; il faut sans doute mettre à son crédit la prise de conscience d’une impasse, le refus d’avancer dans la voie d’une lutte armée qui n’épargnera ni l’Allemagne ni l’Italie.
Dissolution de l’organisation militante, fin des espérances révolutionnaires : la chute a été rude pour tous, le film de Romain Goupil »Mourir à trente ans » en témoigne. Revenir à la philosophie, étudier les penseurs juifs, se plonger dans les textes bibliques et talmudiques, aller vivre à Jérusalem, pourquoi pas ? On suit encore Benny Lévy dans cette façon de tourner la page.
Mais ensuite, stupeur : le couple Lévy va peu à peu adopter les lois et les règles de conduite propres aux religieux intégristes juifs, prières, kashrout (prescriptions alimentaires) et halakha (codes de comportement), installation dans un quartier orthodoxe de Jérusalem. Le politique devient bientôt un repoussoir, une voie erronée où se perdent les esprits égarés.
Benny y a sans doute trouvé son compte : à défaut d’héroïsme révolutionnaire, le voilà consacré à l’étude, soutenu et quasiment sanctifié par Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Levy et d’autres, fascinés par son verbe charismatique, son agilité intellectuelle et par la radicalité de cette conversion inédite.
Laissons aux philosophes le soin de juger l’intérêt de son travail, mais cette façon éperdue de s’accrocher aux mythes, de se plonger dans des rituels obsessionnels codifiés, quel signe paradoxal d’effondrement ! Réduire la judéité à l’univers d’une yeshiva, quelle régression !
Et Léo ? Pendant que l’étude reste l’apanage des mâles de la famille, et pour obéir aux lois juives telles que les conçoivent les religieux orthodoxes les plus réactionnaires, elle endosse le rôle traditionnel imposé aux femmes dans les sociétés patriarcales. La voilà qui, à plus de 35 ans, renonce à la contraception et met au monde quatre enfants, dix ans après son premier fils, oubliant que nous sommes descendues dans la rue pour l’égalité sociale et familiale, pour le droit à la contraception et à l’avortement. Coup de grâce aux acquis féministes, ce regret exprimé après le décès de Benny et forcément admiré par des gens bien assis sur la répartition des rôles : il m’avait confié son corps et je n’ai pas su le garder. On n’est pas obligé d’ignorer les luttes de plusieurs générations de femmes pour suivre son génial mari.
Et les Palestiniens ? De quoi parlez-vous, il n’en est pas question, le livre n’en dit mot !
Ainsi, au sortir d’une organisation qui avait activement soutenu les Palestiniens, il est possible de vivre à Jérusalem sans sortir d’une bienheureuse bulle ? D’autres ont rapporté cette boutade de Benny : « Les Palestiniens, c’est moi qui les ai inventés. » Il s’agissait sans doute moins d’un déni que d’une mise à distance. Lorsqu’on s’installe dans la vie spirituelle avec Dieu au-dessus de sa tête, on n’a que faire de la souffrance des hommes… Est-ce cela « la sortie morale de la révolution » que Benny Lévy disait rechercher dans ses séminaires ?
Alain Finkielkraut, Juif incroyant, rapporte cette question de Benny : « Que transmettras-tu à tes enfants ? *** »
Si « être Juif » tel que le conçoit Benny aboutit à cela, à cette organisation familiale consternante, à cette insularité intellectuelle, à cette indifférence aux rapports entre les hommes et entre les peuples, allant jusqu’au mépris des aspirations à l’égalité, alors je ne voudrais rien transmettre de cela à mes enfants.
J’espère, pour les miens, que le souvenir des persécutions subies par les juifs les rendra sensibles aux malheurs d’autres peuples, que l’histoire et la culture juives les concerneront sans pour autant oublier que les populations juives ont souvent lutté pour la justice sociale et œuvré pour des valeurs universelles.
On peut être Juif croyant et ouvert au monde.
On peut être Juif et athée.
Notes
- * Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France (Seuil, 1975).
- ** Claire Brière-Blanchet, Voyage au bout de la révolution de Pékin à Sochaux (Fayard, 2009).
- ***« Six mois avant sa mort, confie de son côté Alain Finkielkraut, Benny me bousculait encore : » Ecoute, Alain, toi et moi nous avons 120 ans. Que transmettras-tu à tes enfants ? » Et moi qui suis si étranger à la foi, je ne répondais rien… » (in « L’étincelle de la torah », Le Monde 2008/05/02).
- Voir aussi l’article de Wikipedia sur Benny Levy