Le revue Les cahiers de l’Orient fondée par le journaliste et politologue Antoine Sfeir, a publié au printemps 2018, en contribution aux débats suscités par les déclarations de Donald Trump (1), un numéro passionnant intitulé « Jérusalem, du passé au présent ».
Jérusalem étant depuis toujours au cœur des investissements symboliques religieux, des conflits et des guerres menées pour sa possession, la conservation de la diversité de son patrimoine culturel et la recherche archéologique échappent difficilement à l’instrumentalisation politique des maitres de la ville. Au fil des siècles, chaque nouveau pouvoir en place, – Romains, Byzantins, Musulmans Omeyyades,Abbassides ou Ayyoubides, croisés, Mamelouks, Ottomans, Britanniques… – a voulu marquer ses prérogatives et privilégier ses propres croyances.
Le pouvoir israélien fait de même ; malgré les aspirations à l’objectivité scientifique des chercheurs, il n’hésite pas à détruire des quartiers entiers de la ville pour retrouver ou mettre en valeur des traces historiques de la présence juive. Indépendamment de leur intérêt scientifique, les découvertes servent aussi à légitimer l’appropriation géo-politique de la cité.
Les historiens et archéologues qui ont contribué à ce dossier s’attachent à montrer comment le récit actuel de l’histoire de Jérusalem se construit en fonction de fouilles archéologiques orientées, sélectives ou même destructrices.
Mythes et politique
Dans un texte intitulé Jérusalem, outil à usage politique multiple , Elie Barnavi (4) retrace l’histoire des affects investis sur le nom de Jérusalem. Les querelles de légitimité pour la possession de la ville se jouent essentiellement au travers des récits historico-religieux, chaque partie affirmant sa priorité sur les autres, alors que cette possession n’a pas toujours été, dans le mouvement sioniste et pour les fondateurs d’Israël, un enjeu déterminant : comme Théodor Herzl avant lui, David Ben Gourion, dirigeant nationaliste laïque et réaliste, attachait peu d’importance à Jérusalem. Les fondateurs de l’Etat d’Israël avaient admis le partage de la ville en deux entités distinctes, Jérusalem Ouest israélienne et Jérusalem Est jordanienne, et ils avaient prudemment accepté le partage des responsabilités dans la gestion des lieux saints.
Mais la guerre de 1967 a permis à
Tsahal d’entrer dans la vieille ville, jusque là interdite, et
déclenché au fil du temps, dans un processus qui a échappé aux
militaires et aux laïques, un emballement populaire, religieux et
politique, pour la sacralisation juive des lieux.
Sous cette double bannière rassemblant
religieux fanatiques et droite nationaliste, Netanyahou a conquis
durablement le pouvoir, conforté maintenant par Donald Trump
proclamant, en décembre 2017, Jérusalem capitale d’Israël. La
droite messianique israélienne et les évangélistes américains ont
aussitôt acclamé cette décision comme le geste d’un « nouveau
Cyrus », protecteur biblique du peuple juif.
Ces deux
messianismes, juif et chrétien, en toute fin contradictoires,
alourdissent cependant de concert la charge mythique de Jérusalem.
Chute de l’empire ottoman
Or Jérusalem, ville des trois monothéismes, est un brulot au cœur du conflit israélo-palestinien, nœud insoluble depuis la chute de l’empire ottoman. Ainsi, nous explique Mireille Duteil (5), lorsqu’en 1916, en prévision de la victoire contre l’Allemagne et l’empire ottoman alliés, Londres et Paris décident de se partager l’administration du Moyen Orient, ces premiers accords attribuent la Syrie et le Liban à la France, l’Irak, le Koweit et l’Arabie saoudite à la Grande-Bretagne, et prévoient de placer la Palestine et Jérusalem sous un régime de gestion internationale.
En fait, la Grande-Bretagne fait cavalier seul et contrecarre tout projet d’internationalisation de Jérusalem ; elle pousse les populations arabes à se révolter contre l’empire ottoman et affirme soutenir le projet « d’une grande nation arabe » auprès du chef Hachémite Hussein ben Ali, chérif de la Mecque. En 1917 Jérusalem est conquise par les Britanniques et, loin du projet de statut international, la ville devient le cœur de deux projets de construction nationale, sioniste et palestinien.
Déclaration Balfour
Sans doute en partie pour contenir la montée des nationalismes arabes, qu’elle soutenait jusqu’alors, la Grande Bretagne, par la « déclaration Balfour » en 1918, affirme envisager « favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif » et forge ainsi un moyen de division, non plus seulement nationaliste, mais religieux : les autorités britanniques de la ville organisent des scrutins municipaux sur des bases communautaires confessionnelles, les rivalités entre sionistes et nationalistes arabes sont attisées, et de violentes émeutes éclatent dans tout le pays entre 1921 et 1936.
Les conditions sont réunies d’un problème insoluble : Les Juifs, minoritaires mais depuis toujours présents en Palestine, se voient augmentés de nouvelles populations juives fuyant d’abord les pogroms d’Europe centrale puis les exactions nazies (160 000 entre 1933 et 1936), et voyant dans la création d’un « foyer national juif » la seule chance de survie.
On connaît la suite : après la 2ème guerre mondiale, la Grande Bretagne se retire prudemment, laissant à l’ONU le soin de régler la question. L’Etat d’Israël est proclamé en 1948, malgré l’opposition farouche des pays arabes, et Jérusalem partagée, traversée par des barbelés.
Le sort de Jérusalem n’est pas clos : la partie Est, jordanienne, est conquise sans combat en 1967 lors de la « guerre des six jours » et annexée en juillet malgré la résolution 267 de l’ONU déclarant « nulle et non avenue » cette annexion
Destructions
L’usage de l’archéologie et de la protection du patrimoine va vite se révéler problématique. Dès le mois de juin 1967, avant toute décision politique, alors que l’armée israélienne occupe les Lieux saints, le vieux quartier des Maghrébins, situé en face du Mur des Lamentations est rasé et ses habitants arabes évacués en quelques heures. Irène Salençon et Vincent Lemire (11) rapportent l’histoire de cette destruction menée pour dégager l’accès au seul patrimoine tangible de l’antiquité juive.
Les destructions hâtives destinées à mettre en valeur le Mur des Lamentations témoignent de l’indifférence des vainqueurs à l’histoire réelle de la ville, mais ne sont pas le fait des archéologues. Peut-on croire cependant que ceux-ci, conscients des exigences scientifiques de leur discipline, restent à l’abri de recherches orientées, d’interprétations ou de destructions partisanes ?
Récits nationaux et fouilles
Michael Jasmin (6) rappelle que toutes les nations se sont construites a partir d’un « récit national », l’histoire, le patrimoine culturel et archéologique étant mis au service d’un projet idéologique. En Israël, Etat jeune, le récit national est fondé sur la Bible et l’archéologie joue un grand rôle dans la construction identitaire ; entre 1967 et 2017, des centaines d’opérations ont été menées, par les services archéologiques mais aussi par le ministère des affaires religieuses, dans des lieux cernés par des enjeux religieux et politiques.
L’auteur esquisse les histoires architecturales intriquées de la ville, où se joue aussi le récit national palestinien, et rend compte des conflits auxquels les nombreuses opérations d’aménagement et les fouilles associées ont donné lieu, avec les autorités musulmanes mais parfois aussi avec des groupes ultra-orthodoxes juifs.
Parmi les opérations décrites, citons, en 1996, les travaux à visées touristiques menés pour célébrer « le trimillénaire de Jérusalem, la Cité de David » qui prévoient une sortie de tunnel dans la quartier musulman. Ce projet d’incursion suscite de violentes manifestations en Cisjordanie et à Gaza : 70 morts Palestiniens et 14 militaires Israéliens.
Dans beaucoup d’opérations, les travaux, décidés par d’autres instances touristiques ou religieuses, ne font que s’adjoindre des archéologues, responsables des fouilles certes, mais sans pouvoir sur le choix des lieux et la conduite du projet auquel ils participent. Leurs travaux contribuent à une meilleure connaissance de la ville, mais ils n’ont aucun contrôle sur les déformations et les usages qui peuvent en être faits pour nourrir des mythes ou à des fins de propagande..
l’archéologie sous contrainte
Raphaël Greenberg,(7)analyse concrètement les lourdes contraintes, idéologiques et politiques, conscientes et inconscientes qui pèsent sur la recherche archéologique en Israël. C’est surtout à partir de 1967, lorsque l’annexion de Jérusalem Est déchaîne les passions religieuses et nationalistes, que les archéologues israéliens deviennent dépendants de l’enthousiasme collectif et assignés à la « récupération de la Jérusalem juive »… enfouie sous 2000 ans de strates chrétiennes et islamiques. Il montre comment, à partir de 1995, et pour contrer les accords d’Oslo, les colons juifs dans les parties palestiniennes de Jérusalem se sont emparé de l’archéologie comme un moyen de s’implanter dans la vieille ville, à Silwan notamment – le cas est décrit plus loin par Haïm Jacobi (10). Des fouilles sont aussi mises au service du développement d’activités économiques et touristiques, dans la zone du Mur en particulier.
La recherche archéologique en Orient est-elle forcément tributaire des conditions politiques de son exercice ? A travers l’histoire sociale de l’archéologie juive et de ses institutions à Jérusalem, Chloé Rosner (9) étudie la genèse des liens associant archéologie et politique en Palestine : au milieu du XIXe siècle, encore sous domination ottomane, Jérusalem devient le théâtre d’intenses compétitions entre puissances européennes ou organisations religieuses, chacune revendiquant des droits sur l’histoire biblique, la Palestine et la gestion des lieux saints. Leurs institutions scientifiques oscillent entre collaboration et affrontement. Au début du XXe siècle, le mouvement sioniste s’inscrit dans cette concurrence et fonde progressivement ses propres institutions, l’archéologie juive devient un moyen de légitimer un projet territorial national.
Comment peut-on être archéologue ?
Les archéologues, israéliens et européens qui contribuent à ce dossier des Cahiers de l’Orient, lucides et critiques sur l’instrumentalisation de leur métier, posent les conditions d’un exercice intègre de leur activité : refuser de devoir fournir des « preuves » de telle ou telle version de l’histoire, imposer la réduction drastique des fouilles de terrains, échapper à une perception de la ville exclusivement judéo-centrée. Ainsi Simon Dorso (8), dont les travaux portent sur la Galilée à l’époque des croisades, dénonce la privatisation croissante, à partir des années 2000, de sites et d’activités archéologiques gérés et financés par des fondations ou des sociétés privées dont les visées sont clairement identitaires. Il propose la mise en valeur de parcours touristiques dévoilant la ville médiévale musulmane, dont les riches vestiges éclairent l’histoire de Jérusalem.
Contre la domestication de leur discipline, des archéologues revendiquent leur autonomie scientifique, un espace de travail libre échappant aux passions identitaires et permettant d’interpréter sereinement, sans les détruire, les traces de cultures anciennes.
Une petite pierre pour la paix en Israël ?
Notes
(1) Le 5 décembre 2017, Donald Trump, rompant avec plusieurs décennies de diplomatie américaine, avait en effet déclaré « Il est temps officiellement de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël » et décidé, en mai 2018, de déplacer l’ambassade US de Tel-Aviv à Jérusalem.
(2) Les Cahiers de l’Orient, Jérusalem : du passé au présent.
Printemps 2018, n° 130.
Articles :
(3) Jérusalem ou l’instrumentalisation du passé, par Michaël Jasmin, archéologue.
(4) Jérusalem, outil à usage politique multiple, par Elie Barnavi, historien et ancien ambassadeur d’Israël en France
(5) Jérusalem, cœur du conflit israélo-palestinien, par Mireille Duteil, journaliste spécialiste du monde arabe
(6) Jérusalem et son patrimoine, passions du passé et idéologies présentes, par Michaël Jasmin, archéologue
(7) 50 ans de fouilles israéliennes dans la ville historique de Jérusalem, par Raphaël Greenberg, archéologue
(8) Dévoiler la Jérusalem médiévale : réflexions et propositions autour des itinéraires touristiques, par Simon Dorso, doctorant en archéologie
(9) Des institutions et des hommes : histoire sociale de l’archéologie israélienne, par Chloé Rosner, doctorante en histoire
(10) « Silwan je t’aime » : vers une archéologie du présent, par Haïm Jacobi, architecte
(11) La destruction du quartier des Maghrébins : entre histoire, urbanisme et archéologie (1967-2007), par Irène Salenson, urbaniste et Vincent Lemire, historien