De Marceline Loridan à Walter Benjamin et Georges Perec.
Les alertes sans cesse plus pressantes des scientifiques sur la dégradation que l’exploitation forcenée de la planète fait peser sur le climat (1) ne cessent d’interroger nos modes de vie. Le formidable développement industriel et technologique permet à une part croissante des humains de vivre dans un confort (2) matériel sans précédent. Mais les ressources de la terre s’épuisent, le temps se détériore, et les signes de ralentissement de l’usage des énergies fossiles, de la production industrielle et du gaspillage inconsidéré de la nourriture et des biens restent faibles.
Si la recherche insatiable du profit domine le processus, le désir, qui semble universellement répandu, d’une vie agréable associée à une multitude de biens, de services et de robots, contribue pour sa part à la surconsommation des ressources. Le confort est la marque du progrès auquel n’accède pas le sauvage, il est moderne, il distingue le bon goût de la vulgarité. (3).
Le confort est-il si bénéfique et si nécessaire que nous ne puissions nous en passer ?
Petits détours pour y penser, de Marceline Loridan à Walter Benjamin et Georges Perec…
Une remarque de Marceline Loridan surprend et décale les certitudes. Dans le récit écrit avec Judith Perrignon « Et tu n’es pas revenu » , Marceline, alors Rozenberg, raconte son arrestation à l’âge de 15 ans lors d’une rafle, sa survie à Birkenau et sa difficile réadaptation au monde « normal ».
Avec sa formidable vitalité, son humour, son absence de conformisme, sa volonté joyeuse d’échapper au mortifère, elle donne à voir la stupéfaction violente et révoltée de l’adolescente à son retour des camps : un gouffre, une altérité incompréhensible et inconciliable, séparent l’horreur vécue des situations d’une société policée. Débarquée du train, elle se retrouve à l’hôtel parisien Lutetia, qui, après avoir abrité les Services de renseignement allemands, est devenu centre d’accueil des déportés.
Elle raconte :
« Nous dormions dans des chambres de deux ou trois, toutes par terre, au pied des lits vides couverts de draps blancs, incapables de supporter l’accueil d’un matelas » (4)
Elle n’en donne pas d’explication, sinon que « notre dos était encore là-bas, sur les planches de la coya ». Le confort est de trop.
Ce détail, commun à bien d’autres déportés, force l’interrogation. Plutôt que d’y voir un terrible conditionnement physique, on peut y lire une révolte du corps contre le confort d’une vie nouvelle qui ferait oublier l’enfer dont on sort et la solidarité avec ceux qui y sont restés. Le modeste confort du lit est-il pour les déportés une subtile négation de l’horreur subie, une invitation doucereuse à l’omerta, une insulte au ventre affamé ?
Les temps étaient agités par tant de questions urgentes que celles-ci n’ont pas appelé de réponses
Walter Benjamin, juif lui aussi rattrapé par le nazisme, entretient avec le confort un rapport plus ambivalent, et dans un autre registre.
Penseur érudit et brillant, sa démarche intellectuelle originale l’éloigne des usages académiques ; il se montre incapable de répondre aux conditions d’une réussite universitaire, court désespérément après les subsides et la reconnaissance de ses pairs (5). Il rate complètement la vie confortable à laquelle il aspire. Le confort n’est pas fait pour lui.
Il décrit ainsi l’appartement bourgeois de son enfance, le décor ostentatoire étouffant, l’effet délétère de son confort codifié :
« L’intérieur bourgeois des années soixante à quatre-vingt-dix, avec ses buffets colossaux débordants de sculptures sur bois, ses angles sans soleil, où se dresse le palmier, sa fenêtre en, saillie que retranche sa balustrade, et ses longs couloirs avec la flamme chantante du gaz, ne saurait convenir qu’à la demeure du cadavre. “Sur ce canapé, Tante ne peut qu’être assassinée.” L’opulence sans âme du mobilier ne devient véritable confort que devant le cadavre » (6) Le confort est agréable mais toxique, il est bâti sur le déni de ses conditions dont le refoulé perturbe l’inconscient. le confort des lieux ne produit que du mal-être, il pétrifie.
Ce confort domestique réservé aux puissants, si agréablement protecteur, n’accueille ni les pauvres ni les malades et finit par chasser aussi ses habitants.
in Enfance berlinoise, en visite chez sa grand mère : « Point de sonnette dont le tintement fût plus amical. Passé le seuil de cet appartement, j’étais plus en sécurité encore que dans celui de mes parents . ». Mais plus loin :« la misère ne pouvait avoir aucune place dans ces pièces où la mort elle-même n’en avait pas. Il n’y avait pas dans ces pièces de place pour mourir ; aussi leurs occupants mouraient-ils dans les sanatoriums, mais les meubles allaient chez le marchant dès la première succession. La mort n’était pas prévue en eux. C’est pour cette raison qu’ils semblaient si confortables le jour, et devenaient la nuit le théâtre de mauvais rêves…..Les rêves de ce genre ont été le prix que je payais mon sentiment de sécurité » (7).
Ainsi, le sentiment de sécurité se trouve contredit, la nuit, par de pénibles cauchemars. Le confort étriqué du bonheur bourgeois, n’est donc vivable qu’en apparence, le refoulé travaille l’inconscient et libère l’angoisse.
Lorsque Benjamin parle de « l’homme en étui » qui « cherche le confort, dont la coquille est la quintessence » (8), il n’est pas dans le mépris romantique des vies tièdes, il raille l’esprit sécuritaire, marque du nanti qui se protège des démunis et signifie dans le luxe étalé sa place dans la hiérarchie sociale. Ce n’est pas une réflexion morale sur le confort, mais une sensibilité politique qui lui permet de voir, comme dans les images d’Epinal, la lutte de classe cachée dans le décor.
Georges Perec, fils d’artisans immigrés juifs polonais, enfant frappé par le nazisme, vient d’un autre monde, – sa mère, déportée à Auschwitz, était coiffeuse – et sa vie d’écrivain s’inscrit dans les changements économiques et sociaux des « trente glorieuses ».
Le confort n’est plus l’apanage de la bourgeoisie moderniste, le confort est un rêve pour tous..
« Les choses – une histoire des années 60 » (9) décrit ces rêves, ceux d’une vie heureuse au travers de la possession de « choses » qui introduisent au monde du luxe, de l’élégance, du loisir… L’abondance de produits manufacturés, les moyens économiques en progression d’une classe moyenne en attente d’égalité vont définir les contours du confort nouveau.
S’agit-il d’un désir d’ascension sociale ? Plutôt – même si le snobisme pointe – d’une accession à un bonheur consumériste, sans cesse aiguillonné par le désir de biens nouveaux et bridé par les limites du compte en banque. Le confort n’est plus dans le lourd décor des appartements bourgeois ni dans la « mise en étui » d’une vie ordonnée. Le confort, c’est la libre consommation.
Libre, mais encadrée par l’adhésion à de nouvelles valeurs : « fils de petits-bourgeois sans envergure, puis étudiants amorphes et indifférenciés, ils n’avaient eu du monde qu’une vision étriquée et superficielle, ils commencèrent à comprendre ce qu’était un honnête homme. » (p.35)
S’acheter des vêtements de marque, rêver de voyages à l’étranger ou d’un appartement dans un beau quartier, avoir le temps de flâner, fréquenter les antiquaires, découvrir le monde enchanté de l’élite et ses jardins secrets,…., voilà ce qui constitue le cadre d’une vie confortable.
« Ils avaient longtemps été parfaitement anonymes……. Il se plongèrent avec ravissement dans la mode anglaise. Ils découvrirent les lainages, les chemisiers de soie, les chemises de Doucet, les cravates en voile, les carrés de soie, le tweed, le lambswool, le cashmere, le vicuna, le cuir et le jersey, le lin, la magistrale hiérarchie des chaussures, enfin, qui mène des Churchs aux Weston, des Weston aux Bunting, et des Bunting aux Lobb. » (p. 31)
Mais les désirs suscités par l’offre toujours renouvelée de « choses » deviennent des besoins ; l’argent en est le vecteur, il en faut toujours plus. Il change les hommes et le rapport entre les hommes..
« il leur semblait parfois que leur seules vraies conversations concernaient l’argent , le confort, le bonheur ».(p 63) Avec plus d’argent, les attributs convenus du confort se multiplient, le bonheur est pour bientôt :
« Ils abandonnèrent leur chambre et les restaurants universitaires. Ils trouvèrent à louer… un petit appartement de deux pièces qui donnait sur un joli jardin. Ils eurent envie de moquettes, de tables, de fauteuils, de divans » (p. 34)
Le confort d’un appartement bien choisi, le plaisir de sentir à portée de main une profusion de produits de luxe raffinés, est-ce bien la voie du bonheur ? Perec en balaie l’idée en quelques lignes amères : « Ils s’arrêtèrent devant chaque antiquaire. Ils visitèrent les grands magasins, des heures entières, émerveillés, et déjà effrayés, mais sans encore oser se le dire, sans encore oser regarder en face cette espèce d’acharnement minable qui allait devenir leur destin, leur raison d’être, leur mot d’ordre, émerveillés et presque submergés déjà par l’ampleur de leurs besoins, par la richesse étalée, par l’abondance offerte. »(p. 34)
Le confort rassurant de l’ordre sécuritaire bourgeois décrit par Benjamin se transformait en cauchemars, chez Perec, le confort défini par la libre circulation des marchandises et leur insatiable consommation, repose sur la captation des désirs, le bonheur n’est pas au rendez-vous, seulement l’aliénation.
« Les choses », roman des années soixante, n’a rien perdu de son actualité. Les désirs de confort, devenus « besoins » universels, sont construits par le spectacle permanent et partout présent du merveilleux bonheur attaché aux produits du marché, au mode de vie des puissants. Les luttes sociales et les guerres attachées à cette foire aux bonheurs ne sont pas nouvelles, mais le XXIe siècle pointe un autre désordre, lui aussi mondial : nous mangeons notre planète et le ciel va nous tomber sur la tête.
Faudra-t-il renoncer non seulement aux dépenses futiles et au gaspillage qui caractérisent une partie de l’humanité, mais aussi à ce qui nous semble maintenant être une composante nécessaire de la vie : nourriture abondante, voyages faciles, communications instantanées, marchandises à satiété, constructions sans limites.. ?
Dans cette période d’interrogation sur l’avenir des humains sur la planète Terre, pas de certitudes, seulement quelques remarques venues d’auteurs qui étaient préoccupés par d’autres questions : le confort n’est pas toujours désirable, même celui d’un lit ; il peut être triste et mortifère, il peut altérer la conscience et faire perdre le sens de la vie. Le confort, c’est juste une représentation sociale, comme le bonheur, il peut être pensé autrement.
Notes
(1) Jean-Marc Jancovici, Cours à l’école des Mines, 2019, sur les effets climatiques des activités humaines.
(2) Le Trésor de la langue française définit le confort comme « Ensemble des commodités matérielles qui procurent le bien-être ». Le confort est moderne, il concerne les « Équipements susceptibles de rendre un lieu d’habitation confortable selon les normes de l’époque actuelle » Ce sont les « Biens de confort ménager., biens que le progrès technique met à la portée d’un grand nombre d’utilisateurs en les produisant en nombre suffisant et à des prix tels qu’ils ne sont plus un luxe ».
(3) Olivier Le Goff, L’invention du confort: naissance d’une forme sociale, Presses universitaires de Lyon, 1994 – 215 pages
(4) (1) Marceline Loridan-Ivens, Et tu n’es pas revenu, Grasset, 2015, p.25.
(5) De cette marginalité sociale, Benjamin en paie le prix : Il faut réaliser « que l’individu irreligieux ou ne partageant pas les croyances de sa communauté ne pouvait compter sur le moindre égard de sa part, exactement comme la bourgeoisie d’aujourd’hui traite le bourgeois qui ne gagne pas d’argent »
In : le capitalisme comme religion, petite biblio Payot, 2019 (p. 64)
(6) Walter Benjamin, Rue à sens unique, Traduit de l’allemand par Anne Longuet Marx, Ed.Allia, 2015, (p. 15)
(7) Walter Benjamin, Sens unique précédé de Enfance berlinoise, 10-18, Collection Domaine étranger, 2000, (p. 43 )
(8) Walter Benjamin, Technique et expérience, Edition Eterotopia France / Rhizome, Paris 2016. Article : Le caractère destructeur (p. 92)
(9) Georges Perec, Les choses, une histoire des années 60, Julliard, 1963
Merci Reine pour votre article qui m’a motivé de voir l exposition Boltanski au musée Pompidou. C’est très bien.Insolite et instructive.
Merci beaucoup pour ces articles. J’ai tout lu y compris celui aujourd’hui (29/03)et beaucoup appris y compris au sujet les vagues d’immigration aux États Unis et l’évolution de la réligion là-bas.