Partager la publication "Exposition Sam Szafran au musée de l’Orangerie (Paris) jusqu’au 16 janvier 2023"
L’histoire personnelle du peintre Sam Szafran (1934-2019) peut en partie expliquer son oeuvre et les obsessions qui y sont attachées.
Né dans une famille juive polonaise, il se cache pendant la guerre après avoir échappé à la rafle du Vel d’Hiv. Son père et une grande partie de sa famille meurent dans les camps nazis. En 1948 il part avec sa mère et sa soeur à Melbourne chez un oncle très rigide qui n’hésite pas à le suspendre dans le vide à l’escalier de la maison familiale. Il est très malheureux et fugue souvent. De retour à Paris en 1951 c’est un adolescent des rues, pauvre, sans éducation, qui rejoint la bande de voyous des Lilas. Son talent pour le dessin et son goût inné pour l’art le sauvent de la délinquance. Il se met à fréquenter dès 1952 les artistes de Montparnasse dans des cafés où l’on parle yiddish, russe. Des artistes comme Zadkine, Giacometti, des peintres de l’Ecole de Paris* l’initient à l’histoire de l’art et à la littérature. Il dessine à l’atelier de la Grande Chaumière* vers 1953. Il cherche une école, échoue à l’examen des Arts Appliqués à cause de la dictée. Il suit des cours de la ville de Paris, décore des carrosseries de vélos ou de voitures pour gagner sa vie, commence à dessiner et peindre dans des coins d’ateliers qu’on lui prête. Au début il commence par l’abstraction. Mais très vite, sous l ‘influence de Nicolas de Staël, de Giacometti et des peintres de l’Ecole de Paris, il se dirige définitivement vers la figuration, à l’inverse des courants de l’époque, ce qui lui vaudra, selon Jean Clair*, le mépris durable des institutions françaises, comme d’autres figuratifs en leur temps comme Derain ou Balthus. Une exposition de ses oeuvres est annulée au dernier moment au Centre Pompidou. Il épouse Lilette Keller en 1963. Ils ont un fils handicapé.
Szafran commence à être exposé et bien vendu dans la galerie Claude Bernard*à partir de 1965. De grands collectionneurs comme Pierre Matisse lui achètent des tableaux. En 1982 il est invité à la Biennale de Venise. En 1993 il reçoit le Grand Prix de la ville de Paris. Des rétrospectives sont organisées à Martigny en Suisse et à la fondation Maeght de St Paul de Vence en 1999-2001. Mais il faut attendre cette fin d’année 2022 pour qu’une institution française lui consacre une rétrospective.
L’oeuvre de Sam Szafran est la rencontre d’obsessions et de mediums particuliers : dès 1960 le pastel et sa palette de 1700 tons, le fusain, l’aquarelle, le crayon, le polaroïd. Il travaille aussi bien sur carton, sur soie, sur calque, sur papier.
Chaque salle du parcours est consacrée à un leitmotiv du peintre : les ateliers, les escaliers, les feuillages du philodendron. Ces motifs du quotidien sont représentés de manière rigoureuse, fourmillant de détails précis. On y sent l’obsession de la perspective, une technique géométrique puissante faite de lignes diagonales, de cercles. Mais attention, ce n’est en aucun cas une oeuvre réaliste. Des éléments bizarres, poétiques, menaçants s’immiscent et créent pour le spectateur un sentiment d’inquiétante étrangeté.
Dans les très beaux dessins au fusain d’ateliers, la perspective est chahutée, un homme dort au sol comme abandonné, la neige se met à tomber et recouvre tous les objets du peintre. Dans l’atelier de l’imprimerie Bellini (nom donné en hommage au peintre), la verrière est dilatée, les perspectives sont multiples en un même plan comme au cinéma, influence déterminante que l’on retrouve dans les nombreux escaliers, oeuvres majeures. Ces escaliers de l’immeuble du 54 rue de Seine à Paris sont à la fois les mêmes et jamais les mêmes. Influencé par des textes de Kafka (où l’escalier est la figure de l’attente et de
l’angoisse), des dessins de Piranèse*, des films comme le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, Vertigo ou Soupçons de Hitchcock, l’escalier à la fois contient les aspirations du peintre mais incarne aussi une pulsion ambivalente de vie, d’angoisse, de mort.
Et l’artiste semble aussi poser la question dans une sorte de méta-langage : comment représenter en 2 dimensions un univers en 3D ? Voire en 4D ? La sensation de vertige dans une image fixe? « Une peinture de la pensée » dit le programme de l’exposition.
La dernière salle est remarquables par ses tableaux de feuillages de philodendrons. Le peintre reçoit en cadeau cette plante en 1966, qu’il passe des heures à regarder, se sentant incapable de la dessiner. Nouvelle obsession : « représenter en même temps », dit-il, « la vitalité admirable de la nature, le calme de la plante et aussi la férocité, la violence de sa prolifération ». Images de l’atelier et de ses objets (chevalets, pastels, poêle en fonte, escaliers, tub en hommage à Degas) envahi par la prolifération exponentielle et menaçante des feuillages verts, bleus, parfois bruns, d’où surgit, seule personne nommément représentée, sa femme Lilette, vêtue d’un kimono, thème récurrent. On remarque que, comme dans les oeuvres d’art brut des patients en psychiatrie, ces tableaux sont totalement remplis, jusqu’à l’étouffement, de l’artiste, de Lilette, du spectateur.
L’oeuvre de ce peintre injustement méconnu du grand public a été pour moi une découverte « sensible ». En plus de l’extrême beauté du dessin, de l’expérimentation de mediums devenus rares dans l’époque contemporaine, de la beauté des couleurs, j’ai été sensible à la résonnance métaphorique, en creux, de l’histoire tragique de l’artiste. On note qu’à part Lilette, Sam Szafran s’est refusé à faire des portraits, si ce n’est quelques silhouettes fugitives et anonymes dans les ateliers et les escaliers. Une trace de la religion juive où les figures sont interdites ? Une empreinte inconsciente ou non des camps nazis où toute identité et humanité a été broyée ?
Je vous conseille vivement cette exposition parisienne. Elle se termine le 16 janvier.
Musée de l’Orangerie au jardin des Tuileries.
SOURCES
Exposition
Emission de France culture, Répliques, du 10 décembre 2022
NOTES
Ecole de Paris : ce n’est pas une école mais un ensemble d’artistes étrangers, souvent juifs, qui ont travaillé à Paris et ont fait de la capitale la première place artistique mondiale surtout entre 1900 et 1939. Ils se rassemblent dans des cafés de Montparnasse et organisent des réseaux d’amitié. Quelques peintres célèbres : Chagall, Soutine, Modigliani, Pascin, Foujita, Kisling, Zak, Zadkine. Article wikipedia
Académie de la Grande Chaumière : institution d’art privée située à Paris, fondée en 1904 par deux femmes, où venaient peindre ou sculpter de nombreux artistes de Montparnasse. Elle existe toujours.
Jean Clair : né en 1940. Ami de Sam Szafran (un tableau, Cosmos, lui est dédié), conservateur du patrimoine et historien de l’art, volontiers polémiste. Article wikipedia
Galerie Claude Bernard : galerie parisienne très connue, située rue des Beaux-Arts, qui défend Sam Szafran depuis 1965 et continue de vendre ses oeuvres.
Piranèse (1720-1778) : artiste et architecte italien resté célèbre par ses Vues de Rome et en particulier 16 planches de dessins, les Prisons imaginaires, remplis d’escaliers en
spirale, de passerelles ne menant nulle part, de perspectives brisées.
Un grand merci, Reine, pour cette analyse, juste et belle. Comme toi, j’ai été particulièrement sensible à ce travail d’artiste, en particulier à sa mise en scène de l’espace en multipliant les points de vue et en utilisant l’anamorphose afin de créer de multiples distorsions et dilatations. Est rappelée dans l’exposition cette phrase de Perec : « L’espace de notre vie n’est ni continu ni infini, ni homogène ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble. » (Espèces d’espaces) Dans un de ces tableaux sur la ville, j’ ai pensé à des textes de Leibniz et de Descartes sur la ville et j’ai imaginé leur émerveillement devant ces œuvres! J’ai écouté l’émission « Repliques » avec Jean Clair et Julia Drost, commissaire de l’expo. Jean Clair, ami proche de Sam Szafran, apporte de nombreuses informations sur le peintre mais j’ai aussi senti qu’il y avait chez lui la nécessité de défendre la peinture figurative contre l’abstraction, sa grande ennemie qu’il nomme le « n’importe quoi » sans nuance et au point où ça fait de lui un homme du ressentiment au jugement altéré !
Tout à fait d’accord avec toi sur Jean Clair qui dans cette émission faisait un peu figure de « vieux réac ». décevant surtout quand on connaît un peu son travail impressionnant de commissaire d’exposition , par exemple celle sur la mélancolie.
La référence à Piranese m’a paru évidente. Je n’avais pas pensé à Kakfa, mais oui. J’ai vu cette expo que j’ai trouvé aussi très belle. Même si plus que tout j’aime les philodendrons.
Merci beaucoup Reine de ce texte si précis et juste.
J’ai lu un petit bouquin Sam Szafran, Un gamin des Halles (Flammarion). Il y parle beaucoup du cinéma, de la camera, qui l’a incité à réviser la perspective héritée du Quattrocento, et de sa passion pour le cinéma d’Eisenstein en effet, pour le noir et blanc, pour Cartier-Bresson. Comme je n’ai pas encore écouté Jean Clair dans Répliques peut-être qu’il en parle. Merci beaucoup de ces textes très beaux.