Le nageur Alfred Nakache (1915-1983) : le régime de Vichy et le sport.

Alfred, Fredj* Nakache naît à Constantine (Algérie) en 1915 dans une famille juive

Alfred Nakache

recomposée de 11 enfants. On parle français à la maison.  On y pratique un Judaïsme traditionnel. Le père est un patriote tendance radical-socialiste et a fait des études. Il est le caissier principal du Mont-de-Piété. Dans cette famille le sport tient une grande place. Petit, Alfred a peur de l’eau et refuse de nager. Il guérit de cette phobie vers 13 ans, s’entraîne dans un club et gagne à 16 ans sa première coupe en nage en mer. Son entraîneur Gabriel Menut l’envoie à Paris en 1933  s’entraîner au Racing club pour les championnats de France. Il intègre l’équipe de France et arrive 2ème derrière le champion Jean Taris. Parallèlement il suit des études au lycée Jeanson de Sailly à Paris. Georges Hermant le prépare pour les JO de Berlin de 1936 . Malgré le contexte il s’y rend et son équipe de relais 4×200 arrive 4ème, devant les Allemands. En raison du climat antisémite de son club, il intègre le Club nautique de Paris fin 1936. En 1937 il épouse son amie d’enfance constantinoise Paule Elbaz, excellente nageuse elle aussi. Il devient professeur d’éducation physique comme sa femme. Il crée la brasse papillon, surpasse son rival Jacques Cartonnet* dans de nombreuses courses. Dans la presse on le surnomme « Artem ». le poisson. En 1938 il fait son service militaire au bataillon de Joinville dans le Val de Marne où il continue l’entraînement.
Quant Pétain abolit le décret Crémieux* en octobre 1940, Paule et Alfred  perdent leur nationalité française et en plus sont exclus  en tant que Juifs de l’Education nationale. Avec leur fille Annie née en 1941, ils partent à Toulouse en zone libre. Là Nakache rejoint le TOEC* et son entraîneur Alban Minville. Il gagne de nombreuses coupes, en particulier contre son rival Cartonnet, devenu milicien, jusqu’en juillet 1942 où il est « interdit de bassin ». Curieusement le ministre des sports Jean Borotra* s’affiche avec cet « apatride » dans deux tournées  triomphales en Afrique du Nord en 1942 . Mais Borotra est remplacé par Joseph Pascot, fasciste radical. Harcelé par la presse collaborationniste qui le traite de « pollueur des bassins », Nakache se retire des compétitions mais continue d’entraîner des jeunes au TOEC le jour et aide en secret la nuit des résistants juifs de la Main forte*. Dénoncé*, il est arrêté  par la Gestapo en décembre 1943  avec sa femme et sa fille et via Drancy ils sont emmenés à Auschwitz par le convoi 66 du 20 janvier 1944. Paule et Annie sont immédiatement gazées, lui est interné. Il est reconnu à la fois par des déportés et aussi des SS. Il travaille à l’infirmerie, se fait humilier par des nazis qui l’obligent à nager dans des eaux sales, mais certains dimanches il trouve l’énergie de nager dans un bassin de rétention et d’entraîner un jeune déporté. D’où ce surnom de « nageur d’Auschwitz ». En avril 1945 il est dans la marche de la mort vers Buchenwald, où son ami le boxeur  tunisien Victor Pérez est abattu par un Allemand.
Très affaibli, il est rapatrié à Paris pour une opération de l’oreille, puis retourne à Toulouse, pour attendre Paule et Annie. En 1946, malgré sa dépression, il reprend la natation, entraînant un futur champion Jean Boîteux, et gagnant encore des compétitions au plus haut niveau, seul ou en relais. Il participe même aux JO de Londres en 1948. Il épouse Marie Lopez en 1950, redevient professeur, par exemple à la Réunion où il crée un pôle d’excellence de natation. Retraité en 1976, à Sète, il continue à nager chaque jour. C’est au cours d’une de ces nages qu’il est fauché par une crise cardiaque en août 1983.
Aux dires de tous ceux qui l’ont connu c’était un homme généreux, courageux, modeste, très attachant et doué d’une énergie vitale remarquable qui lui a permis de retrouver les plus hauts niveaux jusqu’en 1952 et de reprendre l’enseignement. De nombreuses piscines ont été nommées ou renommées Alfred Nakache en son honneur (comme à Paris 20è, Nancy, Toulouse ou Montpellier)

Ses records et médailles
200m brasse papillon 1941 record du monde
3x100m 3 nages 1946 record du monde
100m brasse papillon 1941 et 1942 record d’Europe
4x200m 1936 record d’Europe
400m brasse papillon 1943 record de France
victoires françaises : 100m nage libre 1936,1937,1938,1941,1942
200m nage libre 1937,1938,1941,1942
200m brasse papillon 1938,1941,1942,1946
400m nage libre 1942
4x200m nage libre, 6 titres de 1936 à 1952

Et médaille du courage de la fondation Carnegie pour avoir sauvé une femme tombée dans l’eau avec sa voiture dans le canal de Sète en 1954!

Qui a dénoncé les Nakache? Pierre Assouline dans son récit biographique Le Nageur pense, avec d’autres, et Nakache lui-même, que ce serait Jacques Cartonnet devenu milicien ultra collaborationniste et très jaloux des succès de son rival. D’autres hypothèses sont avancées par des historiens : Pallard un autre nageur, ou Gibel un milicien.

Le sport sous Vichy

Pétain dès 1940 fait du sport une « affaire d’état », car il est un élément essentiel de la Révolution nationale, de la »régénération physique, intellectuelle et morale de la race ». Il s’agit de forger à l’image des régimes italien et allemand « l’homme nouveau » grâce à « cette

Affiche de propagande

chevalerie moderne » permettant d’exalter les qualités militaires et viriles de courage, hardiesse, loyauté, goût de l’effort, altruisme, don de soi, discipline. Pour les hommes, un corps sain et viril, pour les femmes un corps sain et gracieux. L’athlétisme et la natation sont des sports de base.  pour imprégner la jeunesse de cette propagande, on augmente les heures d’éducation physique dans les écoles, on favorise les activités de plein air. Un commissariat à l’éducation générale et sportive est créé avec Borotra pour encadrer le sport, Carcopino pour l’Education et le médecin eugéniste Alexis Carrel pour l’hygiène et la santé.
Pour les athlètes la charte du 20 décembre 1940, à l’image de la carta dello sport italienne de 1926, édicte les règles à respecter lors d’une compétition : salut olympique, puis serment: « Je promets sur l’honneur de pratiquer le sport avec désintéressement, discipline et loyauté, pour devenir meilleur et mieux servir ma patrie ».
Les femmes, considérées comme « fragiles, incapables et inférieures physiquement » pourront pratiquer presque tous les sports. Marie-Thérèse Eyquem est chargée de théoriser le sport féminin qui doit être  » équilibré, mesuré, simple, en un mot féminin »

Fête de propagande en 1943

dans le but de former de bonnes mères.
Il faut noter que les dispositions prises par le gouvernement n’ont pas pu être appliquées  totalement en raison du manque d’argent, de gymnases réquisitionnés par les Allemands, de la sous-alimentation des enfants qui ne pouvaient plus accomplir les efforts demandés.
Par ailleurs, les appelés étant démobilisés depuis l’armistice de juin 1940, Pétain met en place les Chantiers de la jeunesse dès juillet 1940 (jusqu’en 1944) en métropole et en Afrique du Nord, une institution paramilitaire destinée à la formation et à l’encadrement des hommes jeunes à la place du service militaire. Non volontaires, les participants accomplissent des travaux d’intérêt général, font du sport et du travail manuel. Ils sont  encadrés par des officiers de l’armée qui leur inculquent aussi les valeurs de la Révolution nationale tout en se targuant de ne pas faire de politique. Les chantiers connaîtront dès le débarquement en Afrique du Nord (1942) des destins divers : certains  groupes resteront collaborationnistes jusqu’en 1944, d’autres rejoindront la Résistance.

Les mesures anti-juives dans le sport : elles sont mises en place sous Laval par le colonel Pascot, Borotra ayant été remercié pour sa modération et son soutien à Nakache. On dissout l’union des oeuvres laïques de l’Education physique. L’ordonnance du 8 juillet 1942 interdit aux Juifs tout accès à des manifestations sportives comme participants ou spectateurs, ainsi qu’aux plages et aux piscines.

Dans les premiers camps  de concentration allemands comme Buchenwald ou Dachau le sport a pu être pratiqué comme dans les ghettos de Lodz et de Varsovie. On rapporte une partie de football à Theresienstadt en 1944…Mais ensuite et surtout dans les centres de mise à mort, le sport devient supplice, humiliation, prétexte à tuer. Comme dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec* où l’auteur établit un parallèle entre ses souvenirs  d’enfance tragiques et morcelés et une fiction dystopique où, sur l’île lointaine de W, un régime totalitaire, fondé sur la sélection naturelle, repose principalement sur l’organisation d’Olympiades au cours desquelles des athlètes qui perdent peuvent être mis à mort par la foule ou les autorités.

SOURCES

Site Musée national du sport

Article Wikipedia : Alfred Nakache

Pierre Assouline  Le Nageur, récit (Gallimard 2023)

Documentaire France.tv : Nakache, un champion français

NOTES

Fredj : prénom ou nom de famille signifiant soulagement, consolation en arabe.

Jacques Cartonnet (1911-1967?) : champion français de natation. Il gagne plusieurs records de France et du monde en 200m brasse. En raison d’une vie dissolue il gâche vite ses possibilités et est battu à de nombreuses reprises par Alfred Nakache qu’il jalouse. Dès 1937 il adhère à des mouvements d’extrême droite dont le PPF de Doriot et collabore  à partir de 1940 en tant que journaliste sportif à des revues antisémites comme Je suis partout ou la Liberté. Il devient chef de la jeunesse et des sports de la Milice en 1943 et s’enfuit en 1944 à Sigmarringen avec les collaborationnistes ultra. Condamné à mort par contumace, il s’enfuit en Italie où il est quelque temps incarcéré mais n’est pas extradé. Il serait mort à Rome en 1967. Il pourrait avoir dénoncé Nakache à la Gestapo.

décret Crémieux : il accorde la citoyenneté française aux « Israélites indigènes d’Algérie » en 1870. Il est abrogé par Vichy le 7 octobre 1940 et les autorités procèdent à l’aryanisation des biens des Juifs algériens et à l’internement des soldats juifs en Algérie. Le général Giraud rétablit le décret le 14 mars 1943.

TOEC : club historique de natation né en 1908 qui devient en 1938 Les dauphins du TOEC (Toulouse olympique et employés du club). C’est un vivier de champions français dont Nakache, Jean Boîteux et récemment Léon Marchand. L’une des piscines est baptisée Alfred Nakache.

Jean Borotra (1898-1994) : champion de tennis français, surnommé « le Basque bondissant », l’un des quatre « mousquetaires » ayant gagné la Coupe Davis 5 fois entre 1917 et 1932. Il est champion à Wimbledon en 1924 et 1926, et à Roland Garros en 1937.  Il rejoint les Croix de Feu en 1933. Nommé Commissaire général aux sports sous Vichy, il édicte le serment de l’athlète. Il est pétainiste mais pas ultra collaborationniste ni antisémite. Il est ministre de juillet 1940 à avril 1942. En novembre 1942 il tente de se rendre en Afrique du Nord pour rejoindre les Alliés mais est arrêté par la Gestapo. Il est envoyé au camp de Sachsenhausen près de Berlin puis en Autriche. Curieusement il échappe à l’épuration et sera même décoré comme déporté résistant. Il reste fidèle à Pétain et continue la politique. Il conseillera divers gouvernements gaullistes.

La Main forte : première cellule de résistance juive. Dès juin 1940, c’est un groupe armé juif dirigé par Ariane et David Knout repliés à Toulouse. Ce sont des sionistes  de tendance révisionniste (Jabotinski). L’idée  finale est de former des cellules combattantes pour lutter contre les Britanniques en Palestine et y créer un Etat. En attendant ils luttent en France contre les Allemands et la collaboration. Leur QG est à Toulouse. Ils sont rejoints en 1942 par les Mouvements des jeunesses sionistes (MJS),  puis en 1943 par les Eclaireurs israélites de France (EIF). Dans le Tarn, des maquisards juifs opèrent en lien avec des résistants, et en 1944 ils luttent aux côtés des FFI sous le nom d’Organisation juive de combat (OJC).

Georges Perec (1936-1982) : d’origine juive polonaise, Perec perd son père à la guerre en 1940 et sa mère en déportation à Auschwitz en février 1943. Il est recueilli par sa tante et son oncle paternels jusqu’en 1957. Il adhère à l’Oulipo, produit une oeuvre très diverse de romans, essais, poésie, nouvelles, articles, films et assure des émissions de radio. Son roman Les Choses remporte le prix Renaudot en 1965, La Vie mode d’emploi le prix Médicis en 1978. En souvenir de sa mère il écrit La Disparition en 1969, et W ou le souvenir d’enfance en 1975. Il meurt d’un cancer à 46 ans.

 

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Une réponse à Le nageur Alfred Nakache (1915-1983) : le régime de Vichy et le sport.

  1. Nacher Charlotte dit :

    Article tres interessant et instructif
    .Merci!
    Carla

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