Les mémoires de Glückel Hameln

Portrait imaginaire de Glückel, sous les traits de Bertha Pappenheim
d’après Leopold Pilichowski (1869-1934), peintre polonais

Glückel Hameln nait à Hambourg en 1645, dans une famille juive ashkénaze (1). On la connaît sous plusieurs noms, celui de son père, Leib Staden, souvent nommé Pinkerle, et surtout celui de son premier mari, Haïm, originaire de Hameln, une petite ville près de Hanovre.

Glückel épouse Haïm à l’âge de 14 ans, lui en a 17. Ils auront… quatorze enfants dont douze atteindront l’âge adulte. Cinq ans après la mort de Haïm, elle entreprend d’écrire ses mémoires, sous la forme de sept livres.

Elle s’en explique dès les premières pages :
« J’ai commencé à écrire tout cela, avec l’aide de Dieu, après la mort de votre père; et cela me fait du bien lorsque mes lourds soucis me rendent mélancolique… J’ai passé de nombreuses nuits sans sommeil et je me suis efforcée de ne pas sombrer dans le chagrin, Dieu m’en garde. C’est ainsi que je me lève souvent la nuit pour consacrer mes heures sans sommeil à écrire ces pensées. »

Et plus loin, dans un passage célèbre du Livre 2, elle précise la vocation intime et familiale de son œuvre :
« Mes chers enfants, je note tous ces détails pour que vous sachiez qui étaient vos ancêtres, au cas où vos chers enfants et petits-enfants vous poseraient des questions sur leur famille. »

Ayant, comme elle le dit, un enfant tous les deux ans, Glückel fut en même temps partenaire active du commerce d’or, de bijoux et de pierres précieuses que son mari menait, parcourant les grandes foires d’Allemagne, des Pays-Bas et du Danemark : Francfort, Hanovre, Amsterdam, Leipzig, Copenhague… Ces voyages, longs et périlleux, rythmaient la vie familiale. Lorsque Haïm meurt brusquement à 44 ans, en 1686, Glückel, profondément affectée par la perte de « son cher ami », reprend les affaires. Elle veille aussi, et cela s’avère parfois bien compliqué, à marier ses enfants, dans les honneurs et la richesse et à envoyer les plus prometteurs poursuivre des études dans des yeshivas (2) renommées, de Francfort à la Transylvanie. A travers toutes ces activités, Glückel côtoie les plus célèbres Juifs de cour (3), à Berlin, Vienne, Clèves…

Veuve à 40 ans, courtisée, elle attendit une quinzaine d’années avant d’accepter un second mariage à Metz, ville française depuis 1648, où vivait sa fille Esther. Outre qu’elle était en terre étrangère, dont elle connaissait mal les usages, ce fut un remariage malheureux. Elle fut assez mal accueillie et son mari fit vite faillite, avant de mourir.

Dans ses mémoires, on la voit regretter son remariage et évoquer son souhait avorté de s’installer en Palestine :
Je n’aurais pas dû me laisser aller à me remarier, je ne pouvais trouver un autre Reb Haïm Hameln. J’aurais dû rester avec mes enfants et accepter avec joie le bien et le mal que Dieu avait choisi de m’envoyer. Comme je l’ai déjà écrit, j’aurais dû marier mon orpheline Myriam puis me rendre en Terre sainte.

A travers son récit, Glückel nous fait sentir la vulnérabilité des Juifs de son époque, tolérés un jour, rejetés le lendemain :
Je suis née à Hambourg mais je sais par mes parents et d’autres personnes que, lorsque j’avais à peine trois ans, tous les Juifs ont été expulsés de la ville. Ils ont dû s’installer à Altona, sur le territoire de Sa Majesté le roi du Danemark, où les Juifs étaient bien traités. Altona se trouve à moins d’un quart d’heure de marche de Hambourg.
Tanôt on nous laissait tranquilles, tantôt on nous chassait – et il en est encore ainsi.

Ses pages évoquent aussi en arrière-fond les pogroms perpétués par les cosaques en Pologne et en Ukraine, affectant plusieurs membres de la famille de Glückel établis plus loin à l’Est après leurs années d’études rabbiniques.
On assiste également à la grande exaltation mystique provoquée par le faux Messie Sabbataï Zvi (3) qui déferla sur les diasporas juives en 1665-1666. Des familles entières vendirent leurs biens, prêtes à partir pour la Terre sainte — jusqu’à ce que le prétendu sauveur… se convertisse à l’islam.

Avec humour parfois, avec lucidité toujours, Glückel croque les querelles incessantes des communautés, leurs alliances, leurs tensions, leurs solidarités aussi.

Son témoignage dépasse pourtant le cadre strict de la vie juive. Il restitue l’atmosphère d’une Europe marquée par la peste, les guerres continuelles et une grande incertitude.

Écrites d’abord à l’intention de ses enfants, ses mémoires, rédigées en yiddish occidental et recopiées par son fils Moïse, connaîtront une fortune bien plus large. Traduites en allemand au début du XXᵉ siècle par Bertha Pappenheim — la célèbre « Anna O. » de Freud, devenue elle-même psychanalyste et pionnière du mouvement féministe et social juif — elles voyageront ensuite dans de nombreuses langues, dont l’hébreu.
En France, une version abrégée en a été proposée par Léon Poliakoff aux Éditions de Minuit dans les années 1970. Une nouvelle traduction, complète et annotée, doit bientôt paraître aux éditions du CGJ (Cercle de Généalogie Juive).

Notes:

(1) Les Juifs ashkénazes sont les Juifs d’Europe rhénane, centrale et orientale. Les séfarades sont les Juifs expulsés d’Espagne en 1492. A Hambourg, les séfarades étaient présents dans la ville antérieurement aux ashkénazes.
(2) Yeshiva : école rabbinique où on enseigne aux jeunes hommes le Talmud et la Torah.
(3) On nomme « Juif de cour » un Juif occupant, aux 17e et 18e siècles, de hautes fonctions administratives ou financières auprès des ducs, princes, rois et empereurs du Saint Empire Romain Germanique (wikipedia)
(4) Un obscur rabbin kabbaliste de Smyrne, Sabbataï Zvi, se proclama en 1648 le Messie. Banni de Smyrne, installé à Constantinople, puis au Caire, enfin à Jérusalem, il inonda de propagande messianique les diasporas d’Orient et d’Occident. En juin 1666, le Conseil séfarade de Hambourg préparait sérieusement le départ des Juifs. Mais Sabbataï Zvi suivi de ses fidèles se rendit à Constantinople pour se faire reconnaître roi d’Israël par le Sultan Mehmed IV, fut jeté en prison, et se convertit à l’Islam pour éviter la mort.

Ce contenu a été publié dans culture, histoire, Littérature, avec comme mot(s)-clé(s) , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *