Les séries israéliennes : épisode 1

Pourquoi et comment un si petit pays* (environ 9 millions d’habitants) produit-il un si grand nombres de séries de TV, populaires non seulement en Israël mais aussi à l’étranger et qui en outre se voient adaptées dans le monde entier à l’instar de Betipul (20 versions), de Kvodo ou de Hatufim? Pourtant les conditions historiques, politiques et économiques sont loin d’être favorables : la télévision est apparue très tard dans les foyers israéliens. Jusqu’au début des années 1980 il existait une seule chaîne qui diffusait des émissions éducatives et de la propagande militaire. Les premiers téléfilms apparaissent avec le cable et une 2ème chaîne privée, dans les années 1990 (série télévisuelle Florentine en 1997). Encore aujourd’hui, malgré le niveau excellent des moyens technologiques et les succès, les conditions financières de production restent aléatoires et précaires. Aucune aide de l’Etat dans un environnement ultra-libéral. Les auteurs travaillent souvent isolés, essaient de trouver des financements, trouvent parfois des sociétés de production qui les financent comme Keshet Production, mais sont la plupart du temps soumis au bon vouloir de plateformes numériques comme HBO ou Netflix (qui co-produisent de très nombreuses séries israéliennes). Enfin dès que des sujets politiques ou religieux sont abordés comme dans Our boys ou Fauda, les réactions de membres politiques (de la droite dure en général), ou de la société civile et religieuse peuvent être virulentes. Voilà un contexte bien compliqué qui interroge : pourquoi, malgré tout, une telle profusion de séries de qualité? Comme disent certains  créateurs « Low cost, high quality »(bas coût, haute qualité).

On peut imaginer plusieurs raisons. Les budgets très limités -une série israélienne entière avec plusieurs saisons coûte moins cher que quelques épisodes d’une série américaine-  obligent le scénariste/réalisateur et sa petite équipe à beaucoup travailler, imaginer, occuper chacun plusieurs postes. La contrainte crée de l’imaginaire. On mise avant tout sur le concept et des auteurs comme Hagaï Lévi, Gideon Raff ou Joseph Cedar semblent posséder « le génie du concept ».
Ce sont les narratifs de ces séries qui sont avant tout remarqués. Leurs auteurs ont une infinité d’histoires à raconter, héritiers d’une longue tradition juive orale et écrite. Ces histoires sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont intimement liées aux conditions de vie des Israéliens : tensions intra-familiales, terrain de conflits insolubles, tensions entre Israéliens et Palestiniens dans le contexte de l’occupation, tensions entre les multiples communautés du pays lui-même : Juifs/ Musulmans/ Chrétiens, laïcs/religieux/ ultra religieux, Arabes israéliens/ Israéliens juifs, Ashkénazes/Sépharades, Juifs éthiopiens, sabras/nouveaux immigrants, riches/ pauvres etc. La société israélienne est complexe et fracturée, en guerre quasi permanente depuis sa création. De quoi alimenter de nombreux scénarios exportables car ce microcosme bouillonnant est emblématique de ce qui se passe ailleurs. Les thématiques nationales et originales renvoient ainsi à l’universel. Les films  sont aisés à visionner, toujours sous-titrés en anglais ou dans d’autres langues. Un quart s’exporte aux USA, devançant même les séries anglaises. Les scénarios plaisent aussi parce que la société israélienne est familière aux spectateurs des autres pays, tant Israël est couvert médiatiquement dans le monde entier.
Enfin on ne peut sous-estimer les liens forts qui existent entre Israël et les pays de la diaspora, en particulier aux Etats-Unis et en Europe.

La variété des genres permet de toucher de nombreux publics. Le spectre est large : des thrillers politiques (Our boys, Hatufim, When heroes fly),  des séries psychologiques (Losing Alice, Betipul), des drames (Euphoria, Kvodo, Hostages), de l’espionnage (Téhéran, Fauda, The spy, Mossad 101), des sujets familiaux ( Les Shtisel, Nehama, Hatufim) et sociétaux (On the spectrumLes Shtisel, Black space) parfois teintés de drôlerie (Hamishim, Nehama).

Les thématiques sont très diverses et contemporaines : le fonctionnement des institutions est questionné  : la Justice (Kvodo), les services secrets (Fauda, Hatufim, Mossad 101, False flag, Téhéran), l’armée (Hatufim, When heroes fly, Kipat Barzel)
Les minorités sont souvent représentées : l’homosexualité (dans Losing Alice ou Betipul), les religieux ultra orthodoxes (Les Shtisel, Kipat Barzel, Our boys).
Les auteurs traitent très souvent de sujets de société comme les vagues d’immigration successives dans un quartier de Tel Aviv (Florentine), la drogue (Euphoria), la violence qui fait irruption dans un lycée (Black space), l’autisme (On the spectrum), les abus sexuels (Betipul), la difficulté de vivre en famille (Nehama, Betipul, Hatufim, Les Shtisel).

Des sujets politiques sont abordés dans des séries qui n’hésitent pas à s’emparer de l’actualité (géopolitique dans False flag). Certaines séries traitent en creux ou frontalement du rapport entre Israéliens et Palestiniens des territoires occupés, ou Israéliens juifs et arabes israéliens.(Our boys, Fauda).

Les créateurs et créatrices sont toujours des Israéliens juifs (sauf à de très rares exceptions). Les scénaristes de Our boys, Hagaï Levi et Joseph Cedar, ont fait appel à Tawfik Abu-Wael, Arabe israélien, pour le point de vue palestinien dans le film. Les conséquences sont évidentes. Même si les auteurs sont le plus souvent des progressistes, le traitement des deux « camps » n’est pas égalitaire. Les Palestiniens apparaissent peu dans les séries et quand ils sont des personnages ils sont perçus comme une entité ennemie et terroriste (Fauda, Hatufim). Our boys seul échappe à la règle, créant de nombreuses polémiques dans le pays.

L’essaimage des séries dans le monde entier est impressionnant grâce à la télévision et aux plateformes numériques, et bonifie l’image d’Israël dans le monde autrement que dans les médias (les Israéliens, comme les Américains, sont jugés capables d’auto-critique). Hatufim a été déclarée meilleure série de la décennie par le New York Times, Fauda est arrivée 8è sur 30. Les séries s’exportent telles quelles, ou bien sont adaptées par d’autres réalisateurs qui les contextualisent selon le pays. Hatufim a engendré Homeland (USA), Betipul a été adapté 20 fois, jusqu’en Inde, dont In treatment aux USA et En thérapie en France. (qui elle-même va être adaptée dans d’autres pays), Kvodo a donné Your Honnor aux USA et Un homme d’honneur en France, Euphoria aux USA etc.
Le succès retentit aussi sur les créateurs qui s’exportent parfois eux-mêmes comme Hagaï Levi qui a créé aux Etats-Unis la série à grand succès The Affair et a adapté la série de Bergman Scènes de la vie conjugale (Scenes from a marriage sur HBO).

Je reviendrai dans l’article suivant sur quelques séries en détail.

SOURCES

Documentaire d’Olivier Joyard : Israël terre de séries  (2019) sur Canal Plus

Emission de France culture du 29/04/2021 : une société au miroir des séries, avec Ayelet Lilti (enseignante Sciences Po Lille) et Jérôme Bourdon (historien et sociologue des médias, université de Tel Aviv)

Article dans Le Monde du 21/08/2021

NOTE

Israël n’est pas le seul « petit pays » bien sûr à exporter des séries. Le Danemark aussi produit des séries de qualité, exportées (Borgen par exemple), ou adaptées (The killing), la Norvège, la Suède.
Actuellement c’est la Turquie qui produit le plus de séries (36%), puis les USA (32%), la Corée du Sud (13%) d’après Médiamétrie 2020. On note une grande diversité historique de pays (Japon, Grande-Bretagne, Europe du Nord, Inde) mais aussi une émergence récente (Espagne, Tchéquie, Roumanie, Nigéria…)

SERIES

Sur Arte.fr en accès libre : Hatufim, prisoners of war / Betipul / Hamishim

Sur Netflix : Les Shtisel, une famille à Jérusalem / Fauda / When heroes fly / Black space / The spy / Hostages

Sur Canal Plus : Our boys / Nehama

Sur Apple TV+ : Losing Alice / Téhéran

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2 réponses à Les séries israéliennes : épisode 1

  1. Nacher dit :

    Merci pour cet très intéressant article détaillé sur le cinema isralien y compris titles de film et disponibilité sur arte et Netflix.Après ton
    article sur Un homme serieux, »j’ai acheté le dcd: très bien.

  2. Krakovitch Odile dit :

    Très intéressant article, pour lequel on attend la suite.
    L’étude est à lire même par ceux qui, comme moi, ne sont pas très attirés par les séries. Mais l’article le montre bien : ces séries sont des révélateurs de la réalité quotidienne des pays qui les créent et bonifient l’image de marque du pays à l’étranger. Un grand merci.

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