Partager la publication "L’internement des nomades en France entre 1939 et 1946"
On a pu découvrir au Mémorial de la Shoah une exposition particulièrement instructive sur l’internement des « nomades » en France pendant la dernière guerre, traitement mis en perspective des politiques discriminantes menées à l’égard des « Romanichels » en France ou des « Zigeuner » (Tsiganes) en Allemagne dès le 19ème siècle.
En France les travailleurs itinérants, régionaux ou transfrontaliers, faisaient autrefois partie de la vie des campagnes et étaient plutôt bien accueillis dans les villages et par le monde paysan. Ils se déplaçaient en famille, saisonniers, colporteurs, rempailleurs, rémouleurs ou forains, appréciés pour leur travail, les marchandises ou les distractions proposées. Mais l’essor industriel, l’urbanisation croissante, et les mutations sociales changent l’image de ces « Bohémiens » : bientôt stigmatisés comme vagabonds, voleurs de poules, porteurs de maladies, asociaux, ils deviennent la cible de discours xénophobes et de plus en plus privés de lieux de stationnement.
Les pouvoirs publics cherchent aussi à contrôler cette population insaisissable. En mars 1895, le gouvernement organise un recensement qui décompte « 25 000 nomades en bandes voyageant en roulottes ».
En 1907, pour des « raisons de sécurité », le gouvernement crée une police régionale. En 1912, une loi réglemente « l‘exercice des professions ambulantes et la circulation des Nomades », et instaure un carnet anthropométrique individuel d’identité, obligatoire à partir de 13 ans, servant à contrôler les déplacements et les liens familiaux.
Cette nouvelle loi enferme désormais des itinérants, qui pouvaient l’être de manière occasionnelle, dans des catégories administratives figées et attachées à toute la famille. Le terme « nomade » associé au carnet anthropométrique sous-tend de fait une conception identitaire et héréditaire du statut imposé. Entre les deux guerres, les mesures d’exclusion ne feront que se renforcer.
En Allemagne, comme en France , les Zigeuner sont confrontés à la fin du 19eme siècle à l’hostilité de la population et des pouvoirs publics, mais c’est l’arrivée au pouvoir des nazis en1933 qui inscrit leur persécution dans le cadre d’une politique raciale clairement énoncée. En 1938, Himmler promulgue un décret destiné à « combattre le fléau tsigane » : hommes, femmes et enfants sont internés dans des camps, recensés dans toute l’Allemagne et classés selon des critères « raciaux » – caractères plus ou moins éloignés de la « race nordique » – établis par un institut pseudo-scientifique nazi, le « Service de recherche d’hygiène raciale ».
En France, à partir de 1939
Dès l’entrée en guerre de la France, les « Nomades » sont perçus comme des étrangers, traîtres potentiels. En octobre 1939, les nomades sont interdits de circulation et assignés à résidence dans plusieurs départements. Un décret, précisant cependant que « les forains, industriels et commerçants honorablemant connus » ne sont pas concernés, étend ces mesures à toute la France en avril 1940. Privées de ressources, de nombreuses familles plongent dans la misère.
En octobre 1940, après l’armistice, en zone occupée, l’Allemagne rationalise cette ségrégation, sur la base de ses critères raciaux. Elle charge les autorités administratives françaises d’organiser et prendre en charge l’internement des Zigeuner.
Lors d’arrestations massives organisées par les préfets, qui s’interrogent sur la définition de Zigeuner » et ne distinguent pas toujours « nomades » et « forains », les familles sont d’abord rassemblées en désordre dans des lieux désaffectés insalubres, puis transférées dans des camps d’internement. En novembre 1941, environ 3 300 personnes sont internées dans 15 camps ; en janvier 1943, à la suite de libération de certaines familles foraines,, 2 200 nomades sont encore internés dans 8 camps. On peut citer les camps de Mérignac (Gironde), de Linas-Montlhéry (Essonne), de Montreuil-Bellay (Maine et Loire), de Jargeau (Loiret), de Poitiers (Vienne)..
Ce camp de Poitiers, par exemple, créé en 1939 pour les réfugiés républicains espagnols, retient à partir d’octobre 40, et jusqu’en 1943, un grand nombre de nomades français et étrangers. Au printemps 1941, ils sont rejoints par les familles de Juifs étrangers recensés dans la Poitou (151 adultes et 158 enfants) et tissent avec eux des liens d’entraide et de solidarité qui vont permettre à des enfants juifs d’échapper à la déportation. Au 1er décembre 1941, le camp de Poitiers compte, rassemblés dans une quinzaine de baraques, 801 internés, 27 Espagnols, 452 Nomades et 322 Juifs
En zone libre, les familles nomades sont divisées en deux catégories : celles qui se déplaçaient dans cette zone avant la guerre restent simplement assignées à résidence; celles qui viennent des espaces alsaciens ou mosellans, expulsées par les Allemands, de nationalité française pour la plupart, sont internées au même titre que les familles juives et les milliers d’étrangers fuyant le nazisme, dans les camps d’Agde, Argelès, Bacarès, Rivesaltes ou Gurs. Deux camps réservés aux nomades sont créés par le régime de Vichy, à Lannemezan (Hautes Pyrénées) et à Saliers (Bouches du Rhône) ; ce dernier conçu comme un instrument de propagande du régime de Vichy, est construit près d’Arles « berceau de la race gitane » pour séparer « la race nomade » des autres internés, les faire travailler et les sédentariser.
Entre octobre 1940 et août 1944, près de 2 000 nomades ont été internés dans cette zone, dite « libre » sous le gouvernement de Vichy, puis « zone sud » après son occupation par les forces allemandes et italiennes en novembre 1942.
En zone occupée comme en zone libre, les conditions d’internement des Nomades, toujours encadrés par des gendarmes ou des policiers français, sont précaires : au moment de leur arrestation, les Nomades se voient confisquer tous leurs biens , voitures, roulottes, chevaux, outils de travail, appareils de projection.. Les nombreux transferts d’un camp à un autre sont chaotiques, souvent assortis de brutalités; arrivées au camp, les familles s’entassent dans des baraquements sommaires derrière des barbelés, affrontent la faim, le froid, les maladies, la promiscuité, le manque d’hygiène, les corvées imposées. Les plus faibles ne résistent pas à ces conditions et la mortalité infantile est élevée.
Les enfants représentent le tiers de cette population nomade. Sur demande des autorités allemandes, l’administration française organise tant bien que mal des classes pour apprendre à lire et à compter, ainsi que l’instruction religieuse confiée à un curé qui assure messe et catéchisme. Dans certains cas, des enfants sont séparés de leur famille et placés « afin de les soustraire à l’influence de leurs parents »,
En Allemagne, en Europe de l’Est et dans les Balkans, le nazisme a mené contre les « Zigeuner » une politique d’extermination qui a fait plus de 200 000 victimes Roms et Sinti.
Le « décret d’Auschwitz » du 16 décembre 1942 va s’appliquer à partir d’avril 1943 aux Juifs et aux « Tsiganes » de Belgique et des Pays-Bas mais aussi du nord de la France (Nord et Pas de Calais) rattaché au commandement militaire allemand, . Toutes les familles sont rassemblées au camp de Malines d’où partiront, entre 1942 et 1944, 28 convois de plus de 25 000 déportés juifs.
Le 15 janvier 1944, le convoi Z achemine 351 « zigeuner » de toutes nationalités (dont 145 français), essentiellement des femmes et des enfants de moins de 15ans, vers Auschwits-Birkenau, dans le zigeunerlager. Sur les 23 000 Zigeuner internés dans ce « camp des familles », plus de 18000 y ont péri.
En France, même si plusieurs dizaines d’hommes venant du camp de Poitiers ont eté déportés en 1943 pour servir de main d’oeuvre forcée dans les camps allemands, l’internement des Nomades, (environ 6 500 personnes), et leur traitement indigne, n’a pas conduit à leur déportation massive, comme ce fut le cas pour les Juifs.
Contre toute attente, cet internement perdure à la Libération, et jusqu’en 1946 : l’absence de domicile fixe inspire la suspicion, les Nomades restent de potentiels ennemis intérieurs et l’internement est vu comme un moyen de contribuer à leur sédentarisation. Ils ne récupèrent pas les biens ni l’argent confisqués et n’ont reçu aucune indemnisation.
Les contrôles instaurés par la loi de 1912 et le carnet anthropométrique resteront en usage jusqu ‘en 1969, les Nomades deviennent alors des « Gens du voyage » titulaires de « livrets de circulation ». Ce dispositif, encore discriminant, est supprimé en janvier 2017.
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Cette belle exposition repose sur un sérieux travail d’archives et explore les faits sans les rapporter à un champ d’explication d’ordre socio-politique. Des questions se posent pourtant, suscitées par la richesse des documents produits.
Ainsi, comment interpréter le passage du terme « Bohémiens », utilisé dans un arrêté impérial de 1866, à celui de « Nomades » préféré dès la fin du siècle ? Doit on comprendre que les pouvoirs publics ont voulu éviter une dénomination raciale ou bien plutôt ont-ils choisi de mettre dans le même sac les « sans domicile fixe » de toutes catégories ?
Par quels détours idéologiques le nomadisme comme mode de vie, la simple itinérance ou l’absence de domicile fixe ont-ils été en quelque sorte racialisés par l’étiquetage anthropométrique des Nomades ?
Comment comprendre le taux très faible de zigeuner » déportés de France alors qu’ils l’ont été massivement en Allemagne et dans les autres pays conquis ?
Et aussi, évidemment, comment expliquer la différence de traitement en France pendant la dernière guerre entre ces deux minorités sociales stigmatisées, Juifs, déportés et assassinés en masse à Auschwitz, et Nomades, parqués, maltraités, méprisés mais finalement peu touchés, sur le sol français, par la déportation ?
Cette exposition, sur l’histoire mal connue des persécutions de Tsiganes, Roms et autres « Nomades », s’inscrit dans l’action régulière du Mémorial de la shoah associant au génocide juif une documentation ouverte et solidaire concernant d’autres génocides.
Cf. Mémorial de la Shoah, L’internement des Nomades une histoire française (1940-1946) du 14 novembre 2018 au 17 mars 2019
N’oublions pas les camps français premier jalon vers les camps nazis !
Plasticienne engagée, j’ai réalisé une série intitulée « Enfant de parents» sur la présence des camps en France pendant la seconde guerre mondiale. C’est un sujet totalement méconnu, voire occulté par les français en général. C’est grâce notamment aux collections philatéliques que j’ai pu trouver des enveloppes avec l’ adresse des camps pour cette réalisation.
Cette série fut exposée à trois reprises à Chambéry en Savoie, Villard-Bonnot et à Uriage en Isère et j’espérerais cette oeuvre dans un lieu de mémoire.
A découvrir : https://1011-art.blogspot.fr/p/enfant-de-parents.html
Mais aussi : https://1011-art.blogspot.fr/p/lettre.html
Il est intéressant de remarquer, suite à cet article et à l’exposition que je regrette de n’avoir pas vue, que l’hostilité, par rapport aux populations sans domicile fixe, s’est accentuée à partir de la fin du XIX°. La meilleure preuve est le passage de la dénomination de « bohémiens » à celle, que je trouve plus péjorative, de « nomades ».
Merci pour ce bel article.
Merci pour ces informations sur les nomades . Malgré tout , même si pas exterminés en France comme en Allemagne, un autre exemple de cruauté institutionalisée.