« Dénazifier l’Ukraine« , c’est l’argument avancé par Vladimir Poutine pour justifier ce qu’il a appelé une « opération spéciale », l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.
C’est un argument auquel on peut prêter attention : entre 1941 et 1944 plus d’un million de Juifs ukrainiens ont été assassinés dans le cadre de « la solution finale » et bon nombre d’Ukrainiens y ont collaboré. Les conditions de ces massacres de masse, documentés par Raul Hilberg, ont été précisées, lors de l’ouverture des Archives soviétiques, par l’historien Dieter Pohl, « environ 100.000 miliciens se sont joints à la police ukrainienne pour fournir une assistance essentielle aux nazis.
Beaucoup d’autres membres du personnel des bureaucraties locales ont prêté main-forte lors des fusillades massives de Juifs. Les Ukrainiens, tels que l’infâme Ivan le Terrible de Treblinka, faisaient également partie des gardes qui géraient les camps de la mort allemands. »
Et c’est un fait que bon nombre d’Ukrainiens se sont engagés aux côtés des nazis et ont collaboré avant et durant la seconde guerre mondiale, même si d’autres ont résisté. (*1).
L’Ukraine d’aujourd’hui a-t-elle purgé son passé nazi ?
Evidemment, les Ukrainiens d’aujourd’hui ne sont pas les assassins des années 40, mais des groupements d’extrême droite existent bien en Ukraine.
Un article de Pierre Rambert (*2), paru, dans le Monde Diplomatique, en mars 2022 peu avant l’invasion russe, le rappelle : en 2014, après l’annexion de la Crimée par le Russie, le président ukrainien Petro Porochenko promulgue en 2015 des « lois de décommunisation » qui, entre autres, « élèvent au rang de « combattants pour l’indépendance » des groupes antisémites ayant collaboré avec les nazis : l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), dont les milices participèrent à l’extermination des Juifs, et sa branche militaire, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), responsable entre autres du massacre de cent mille Polonais. ».
L’élection à la Présidence de la République, Le 21 avril 2019, avec 73,2 % des voix, de Volodymyr Zelenski, de famille juive décimée pendant la dernière guerre, vient troubler l’image d’une Ukraine restée fondamentalement antisémite.
Elire un Juif à la Présidence est-elle une preuve suffisante ?
Des articles très documentés d’Ariane Chemin, parus dans Le Monde, retracent son parcours (*3). Comme Coluche avant lui, Zelensky a acquis sa notoriété en tant qu’humoriste impertinent, faisant rire les foules par des blagues et des sketches frondeurs. Mais c’est surtout son rôle, en 2015, dans la série télévisée « Serviteur du peuple », plus grand succès de l’histoire télévisuelle de l’Ukraine, qui a assuré sa popularité. Il y incarne un professeur d’histoire en lycée qui devient Président de la République, chef d’Etat intègre, proche du peuple, luttant contre une élite corrompue.
C’est précisément ce que souhaitaient la majorité des Ukrainiens qui assurent, lors de l’élection présidentielle de 2019, une large majorité à ce comédien qui endosse alors son rôle dans la vraie vie. Et de fait, son programme donne comme priorité de mettre fin à la corruption en Ukraine et de renforcer la transparence dans les affaires gouvernementales. Il propose aussi des mesures pour améliorer l’accès aux soins de santé et promouvoir l’éducation pour tous.
L’élection triomphale de Zelensky, Juif russophone dont le grand père a combattu dans l’Armée Rouge, ne semble donc rien devoir à des complaisances avec le nazisme, elle traduit plutôt l’espoir, investi sur un homme jeune « hors système », d’échapper à la déliquescence d’une société gangrenée par la corruption. Cette confiance accordée témoigne que les stéréotypes antisémites ont été, en 2019, passablement surmontés par les Ukrainiens.
Si l’antisémitisme paraît en recul, est-ce suffisant pour dédouaner la vie politique ukrainienne, actuellement entièrement dominée par la guerre, de toute accointance nazie ?
L’extrême droite nationaliste, enflammée par l’invasion russe, est loin d’avoir disparu, le régiment Azov (*4), nationaliste, réputé d’affiliations néo-nazies. a particulièrement retenu l’attention.
Il s’agit, au départ, de milices armées, issues de groupuscules paramilitaires ultranationalistes et néonazis, formées en 2014, à la fin des manifestations Euromaïdan (*5), par le gouvernement Iatseniouk I, pour lutter contre l’insurrection séparatiste de l’est.
Cette milice est, peu après, incorporée légalement aux forces armées en tant que bataillon de la Patrouille de police spéciale, ce qui permet de la contrôler mais aussi de la légitimer comme unité d’élite. Ses exactions et sa violence sans retenue à l’égard des pro-russes inquiètent jusqu’à la chancelière allemande Angela Merkel qui « a exhorté le président Porochenko à conserver un sens de la mesure dans ses actions légitimes contre les séparatistes et à protéger la population civile ».
Les soldats du régiment Azov restent en majorité imprégnés de culture nazie : violents, antisémites (tout en essayant de garder un vocabulaire politiquement correct), homophobes, racistes, anti-tziganes…..
Lorsque la Russie envahit l’Ukraine, en février 2022, sous la présidence de Zelensky, le régiment Azov est engagé dans le combat. Il est rejoint ensuite par des combattants nationalistes de toutes tendances et même par certains membres de la Communauté juive d’Ukraine. La détermination et le courage de ce régiment, dans sa résistance désespérée à l’armée russe assiégeant Marioupol, forcent le respect et font taire les critiques.
Un autre exemple de la persistance de forces nazies en Ukraine est repérable dans l’hommage constant rendu par des groupes d’extrême droite, chaque 1er janvier, à Stepan Bandera (*6), ultra-nationaliste ukrainien. Dans sa lutte pour l’indépendance de l’Ukraine contre le Pologne et l’Union soviétique, Stepan Bandera collabore avec l’Allemagne nazie pendant la guerre, à la tête d’organisations qui ont fait des milliers de victimes polonaises et des centaines de milliers de victimes juives.
La popularité actuelle de Bandera est-elle l’indice des options fascistes des Ukrainiens ? De nombreux historiens (*7) s’accordent sur ce point : adulé depuis toujours par l’extrême droite ultranationaliste, Bandera, combattant sulfureux de l’indépendance de l’Ukraine, doit surtout sa popularité actuelle à l’invasion russe. Selon Yaroslav Hrytsak, historien spécialiste du nationalisme ukrainien cité par Le Monde, « la figure historique et sa mémoire sont deux phénomènes différents. Bandera est considéré exclusivement comme un symbole du combat de l’Ukraine contre la Russie, et un symbole de résistance antisoviétique. C’est une réaction directe à la guerre, cela aurait été impossible avant ».
Il faut rappeler aussi que les Ukrainiens n’ont pas tous été nazis, que des Ukrainiens ont résisté à l’occupation allemande pendant la seconde guerre mondiale, ou ont combattu dans l’Armée Rouge.
La présence attestée de groupes néo-nazis en Ukraine, signifie-t-elle que l’Ukraine est encore dominée par une extrême droite virulente et que le pays doit être « dénazifié » ?
La réponse du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères à une question sur les partis nazis en Ukraine. publiée dans le JO Sénat du 22/07/2021 – page 4604 : « S’il existe des groupes néonazis en Ukraine, leur popularité et leur influence ne sont pas plus importantes que dans d’autres pays européens. Ils n’ont aucune représentation à la Rada et aucun poids au sein du gouvernement ukrainien. Au printemps 2019, les Ukrainiens ont porté M. Volodymyr Zelensky au pouvoir avec plus de 73% des voix, ce qui témoigne de la vigueur du sentiment démocratique dans le pays. Les activités des organisations néonazies en Ukraine ne reflètent donc aucunement une tendance globale du pays. Le conflit dans l’Est de l’Ukraine a effectivement mobilisé certains groupuscules extrémistes violents, mais la plupart ont, depuis, disparu. Les actes antisémites y sont moins fréquents que dans d’autres pays européens ».
Ce point de vue semble partagé par la plupart des politologues analysant la société ukrainienne. Même Pierre Rambert, dans l’article cité plus haut mettant en garde contre la persistance du nazisme en Ukraine, prend soin de noter : « Issu d’une famille juive, le président Volodymyr Zelensky se tient à distance de cette fureur à laquelle on ne saurait résumer la vie politique ukrainienne. ». Quelques jours après, surpris par l’invasion russe, il publie cette mise au point : «l’attaque de l’armée russe contre l’Ukraine représente une violation caractérisée du droit international et de la Charte des Nations unies. Le prétexte invoqué par le président Vladimir Poutine — devancer un génocide — est fallacieux et la présence de nazis en Ukraine, bien que réelle, délibérément exagérée. »
Dès lors, comment interpréter ce prétexte de « dénazifier l’Ukraine » avancé par Poutine ?
Omer Bartov (*8) né d’une famille juive émigrée d’Ukraine, est un historien spécialiste de la seconde guerre mondiale et de la Shoah , et particulièrement du rôle crucial de la Wehmacht lors de l’assassinat des Juifs dans les territoires occupés de l’Union soviétique. Il fait partie des signataires d’une tribune (*9), parue le 27 février 2022 dans le Jewish Journal, protestant contre l’usage de la référence au nazisme par la propagande russe.
Pour Omer Bartov, interrogé par Nicolas Weil (*10) au lendemain de l’invasion russe, les groupes d’extrême droite néonazis en Ukraine sont des éléments marginaux, l’Ukraine n’est pas un pays nazi. Quand Poutine parle de « dénazifier » l’Ukraine il cherche avant tout à mobiliser la population russe, en ranimant les souvenirs héroïques de la seconde guerre mondiale, épisode qui joue un rôle énorme dans la mémoire collective russe. Il veut aussi rallier les populations juives dans le monde et « certains éléments de la gauche européenne ou américaine, en particulier ceux qui ignorent à la fois l’histoire de la seconde guerre mondiale et l’Ukraine d’aujourd’hui. »
Selon lui, la « dénazification » de l’Ukraine est un outil de propagande, « en réalité Vladimir Poutine veut restaurer l’empire soviétique » et il utilise ce terme pour « justifier sa propre politique expansionniste. ».
Cette visée expansionniste, qui inquiète et menace les pays anciennement satellites de la Russie, s’inscrit-elle dans une idéologie que précisément Poutine attribue à l’Ukraine ?
C’est le pas que franchit un analyste politique russe, Kirill Rogov (*11), réfugié en Autriche depuis le début de la guerre : « Nous faisons face à une fascisation idéologique, un nationalisme radical d’Etat. Si on relit l’histoire de la seconde guerre mondiale, et comment l’Allemagne nazie s’est développée avec l’invasion de la Pologne, les parallèles sont frappants : la non-reconnaissance des Ukrainiens en tant que nation, comme hier celle des Polonais ; la déshumanisation de ces peuples ; la « russification » des enfants comme autrefois la « germanisation » des enfants…Le régime de Poutine est un régime expansionniste, qui doit justifier son agressivité. »
Le système politique russe s’apparente-t-il au nazisme ou peut-il être simplement décrit comme un régime autoritaire oligarchique?
S’il est clair que Poutine mène une politique étrangère expansionniste, qu’il contrôle et censure les médias russes, qu’il réprime violemment les dissidents politiques, que la Russie n’a pas été en reste sur l’Ukraine dans l’antisémitisme atavique, que les exactions de l’armée russe en Ukraine contre les civils sont particulièrement révoltantes, que l’enlèvement (*12) d’enfants ukrainiens «russifiés » ressemble sinistrement aux programmes hitlériens, Poutine ne semble pas établir de hiérarchie raciale, fondement de l’idéologie nazie, même s’il nie, contre l’évidence. l’existence d’une nation ukrainienne.
Il n’est pas clair que la Russie contemporaine poursuive les mêmes objectifs que les fascistes historiques. Au stade actuel, la plupart des analystes ne s’avancent pas sur ce point.
Mais est-il pertinent de poser cette question?: . L’Allemagne nazie, comme l’analyse Johan Chapoutot dans « La révolution culturelle nazie« , a érigé en système organisé, dans le contexte du XXe siècle, un grand nombre d’idées et de pratiques déjà largement présentes, quoique de façon dispersée, dans nos sociétés modernes.
Il n’y a peut-être qu’un continuum, une simple progression, pour qu’un régime autoritaire répressif, franchissant un degré ou un pas de plus, puisse être qualifié de fasciste.
Notes
(*1) Collaboration en Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale / Wikipedia
(*2) la promotion par Kiev de politiques mémorielles révisionnistes et l’indulgence des autorités vis-à-vis des néonazis qui s’affichent dans l’espace public. <https://www.monde-diplomatique.fr/2022/03/RIMBERT/64441>
Attaque russe contre l’Ukraine / Monde diplomatique
(*3) « Les cinq vies de Volodymyr Zelensky »/ Le Monde
(*4) Régiment Azov / Wikipedia
Régiment Azov / Le Monde
(*5) Euromaïdan / Wikipedia : manifestations pro-européennes en Ukraine, ayant débuté le 21 novembre 2013 à la suite de la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne au profit d’un accord avec la Russie, marquées par des violences qui ont fait plus de 80 morts.
(*6) Stepann Bandera Wikipedia
(*7) Stepan Bandera, l’antihéros ukrainien glorifié après l’agression russe / Le Monde
(*8) Omer Bartov <https://fr.wikipedia.org/wiki/Omer_Bartov>
(*9) « Statement on the War in Ukraine by Scholars of Genocide, Nazism and World War II » / Jewishjournal
(*10) Omer Bartov : En parlant de “dénazifier” l’Ukraine, Poutine veut justifier sa politique expansionniste » / Le Monde
(*11)« En Russie, la répression s’alourdit de jour en jour » /Le Monde
(*12) L’enlèvement d’enfants ukrainiens par la Russie est un « crime de guerre », selon une commission d’enquête de l’ONU : Le Monde
Russie : des milliers d’enfants ukrainiens « rééduqués »/ Le Monde
Shoah en Ukraine / Wikipedia
Collaboration en Ukraine du rant la seconde guerre mondiale / Wikipedia
Un an de guerre en Ukraine, l’émission spéciale de Mediapart
Pourquoi l’Ukraine et les Etats-Unis n’ont pas voté la résolution de l’ONU condamnant le nazisme / Le Monde . En 2019, la délégation ukrainienne aux Nations unies justifiait son opposition (à la résolution de l’ONU) par le double-jeu russe, qui se présente en héros de la lutte antinazie, mais passe sous silence le pacte germano-soviétique de 1939, ou les millions de morts dus à la famine en Ukraine de 1932-1933 provoquée par le régime stalinien.
Merci pour cette analyse, Claire.
Quant à la qualification du régime de Poutine en Russie, il me semble nécessaire de faire la distinction entre nazisme et fascisme. Si ce régime n’exhibe pas les traits extrêmes du nazisme, comment caractériser le fascisme ? Assassinat des opposants politiques et des rivaux dans les maffias du pouvoir, organisation de groupes paramilitaires pour terroriser les populations, contrôle de toute expression littéraire, artistique et philosophique : voilà qui me semble définir le fascisme, et correspondre au régime poutinien.
Merci de cette lecture, Laurent, je partage ton point de vue.