Partager la publication "Représenter l’irreprésentable? Réflexion à partir du film « La zone d’intérêt » de Jonathan Glazer"
Grand prix du jury du dernier festival de Cannes (2023) ce film n’en finit pas de faire parler, d’autant plus qu’il rencontre, semble-t-il, un grand succès public depuis sa sortie. Et de remettre en exergue la problématique soulevée par Claude Lanzmann* qui, au moment de la sortie de la Liste de Schindler de Steven Spielberg, déclare dans un article du journal Le Monde du 3 mars 1994 : « Un certain absolu de l’horreur est intransmissible. Prétendre le faire avec la fiction, c’est se rendre coupable de la plus grande transgression. Pour témoigner il faut inventer une forme nouvelle. Spielberg a choisi de reconstruire, c’est-à-dire de fabriquer des archives ». Et de rajouter plus tard qu’il ne veut surtout pas expliquer l’Holocauste,- « il y a une obscénité du projet de comprendre »- , dit-il, mais juste montrer sans rien prouver, « on ne discute pas avec les négationnistes ». (Le Monde, 12 juin 1997).
Dans ce débat le film de Jonathan Glazer, présenté comme une fiction collant au plus près
à la réalité historique, inspirée très vaguement du livre éponyme de Martin Amis*, est-il coupable de transgression? L’oeuvre sert-elle le projet : montrer l’horreur, en creux, du côté nazi (ici dans la maison familiale de Rudolf Höss*, constructeur et chef du camp d’Auschwitz entre 1940 et 1944) ou au contraire profite-t-elle de ce sujet hautement sensible pour mettre en valeur une sorte de « kitsch de l’horreur », quitte à trahir son sujet?
La villa des Höss, entourée d’un splendide jardin, est adossée au mur du camp d’Auschwitz 1. Elle fait partie de la zone d’intérêt (Interessengebeit), une zone de 40 km2 autour du camp comprenant les bureaux de l’administration nazie, des entrepôts et la villa du commandant. Le film montre la vie quotidienne des parents Höss, de leurs cinq enfants, de leur chien et de leurs nombreux domestiques polonais. On les suit au gré de baignades dans une rivière ou dans la piscine construite dans le jardin, de jeux, de repas, de la fête d’anniversaire du père. La vie quotidienne est organisée au cordeau par Hedwig Höss, la mère, qui veille au respect de l’ordre établi, une vraie « reine d’Auschwitz », comme la surnomme son mari. Pour éloigner tout affect, Jonathan Glazer, qui a tourné à Auschwitz dans la maison des Höss, a installé des caméras immobiles de surveillance qui font ressembler le décor extérieur à un aquarium aux couleurs aqueuses, déteintes et la vaste maison à un labyrinthe de pièces dans des tons plus bruns. Les personnages paraissent des pantins vivant des situations stéréotypées, comme sur des images d’Epinal. « Un vrai petit paradis » dit la mère, fière de ses enfants et de ses serres…sauf qu’on est à Auschwitz entre 1941 et 1944, et que seuls un portail et une barrière séparent l’espace de la villa de celui du camp.
Celui-ci est mis en-dehors de l’espace principal par le cinéaste, mais pas totalement hors-champ, puisqu’il apparaît métonymiquement, tel un fond de décor, par les barbelés, un mirador, l’arrière de baraquements, des cendres surnageant dans la rivière ou servant d’engrais aux fleurs, un train arrivant au loin sur une voie ferrée, des fumées grises le jour, rougeoyantes la nuit. La bande-son très sophistiquée de Johnnie Burns, faite de sifflets de trains, de cris de douleur, d’ordres hurlés en allemand, d’aboiements de chiens, de claquements de coups de feu, de ronflements de fours, ajoute une partition concrète et plausible de l’horreur invisibilisée. Un critique des Cahiers du cinéma dit à juste titre: » L’image fixe la Genèse, le son recherche l’Apocalypse ». Quelques échanges dialogués également stéréotypés ont lieu entre les parents, avec leurs enfants, entre Hedwig et les domestiques, qui à de rares moments dérapent : les Höss riant de plaisanteries idiotes en faisant des bruits de porcs, la mère menaçant une domestique de « la faire réduire en cendres » par son mari si elle n’obéit pas, la mère et deux amies riant du « Canada »*, lieu de toutes les spoliations d’objets des détenus, convoités par ce trio de femmes. Un seul événement trouble la quiétude de la famille. En décembre 1943 le mari est appelé à Berlin en vue d’une promotion et sa femme refuse de quitter « son espace vital ». La scène se déplace alors à Berlin et l’on apprend que Höss a reçu une nouvelle mission, revenir à Auschwitz pour organiser l’extermination de 400 000 Juifs hongrois (de mai à juillet 1944).
Deux moments poétiques nous sortent de cette atmosphère oppressante : une fleur blanche filmée en gros plan grossit jusqu’à devenir un écran rouge; ou encore lorsque le père lit Hansel et Gretel à une de ses filles, on voit apparaître en négatif (avec une camera infra-rouge) une petite fille, telle la Gretel du conte de Grimm, qui sème des sortes de cailloux sur des monticules de terre. On comprendra par la suite qu’elle se confond avec une domestique qui sort la nuit de la villa pour lancer des pommes aux détenus (acte courageux qui s’avérera tragique).
Autre passage qui nous sort du film et pose question : un moment documentaire montrant des femmes de ménage d’aujourd’hui nettoyant les vitrines du « Canada »* avec soin et indifférence. Ce qu’est devenue la Shoah : une muséification soignée amenant à une sorte de voyeurisme touristique et détaché, le nôtre.
Quel est le projet de Jonathan Glazer? Nous montrer sans affect, de façon clinique, un couple ordinaire et médiocre qui profite de l’horreur-ils s’enrichissent aussi en volant des biens des Juifs, un manteau de vison pour elle, des devises étrangères pour lui. Un couple parvenu au sommet grâce au nazisme. Le père passe sans état d’âme de sa vie de famille -c’est un bon père- au camp où, dira plus tard de lui Robert Merle*, « la mort est son métier ». (1 million 400 000 personnes ont été assassinées sous ses ordres). Le père agit mais n’en montre rien, la mère fait comme si elle ne savait pas. Ce que le film montre bien aussi c’est la dimension « managériale » du nazisme dans sa gestion de la mise à mort, ce que les historiens Raul Hillberg* et plus récemment Johan Chapoutot* (voir article de Claire), ont magistralement démontré. La visite de deux ingénieurs qui montrent à Höss les moyens d’améliorer les cadences est glaçante. Réunion de travail où l’on parle non d’hommes mais de « Stücke ou Sache » (des morceaux, des choses), cette novlangue nazie qui permet de tout mettre à distance, d’être capable en permanence de « Sachlichkeit » (objectivité). L’émotion est le symptôme des faibles. A Berlin, dans un escalier sombre, loin des regards, Höss vomit et on peut s’interroger : faiblesse passagère, écoeurement de sa nouvelle mission? Ou plutôt peur de n’être pas assez compétent? On sait qu’Himmler s’inquiétait très sérieusement de la santé physique et mentale des bourreaux : car si à l’Est, pendant « la shoah par balles », il s’agissait d’éliminer des populations orientales qui semblaient très différentes des bourreaux, l’extermination des Juifs occidentaux leur ressemblant davantage s’avérait plus complexe et pouvait provoquer interrogations et faiblesses physiques et mentales du côté des bourreaux.
Alors que penser de ce film? J’avoue que je suis partagée. C’est une oeuvre très intéressante qui comble des images manquantes (ici la vie quotidienne d’un haut gradé nazi, responsable du centre de mise à mort d’Auschwitz). Historiquement le film est juste et précis, il y a peu de matière fictionnelle. Sa manière de faire un pas de côté (le camp filmé par un nouveau prisme) est novatrice.
Mais justement c’est un film malin, qui escamote habilement le problème de la représentation directe du camp (que le film Le Fils de Saül en 2015 avait saisie frontalement) et use de procédés esthétiques forts : la prise de vues en grand angle, la mise en scène, le son créé après la facture du film, les deux écrans noirs au début et à la fin avec la musique cacophonique de Mica Lévi nous ramènent au débat initial. L’esthétisation induit une sorte d’hypnotisation du spectateur et un malaise culpabilisant. Cette famille posée là dans son appareil le plus vériste, c’est aussi nous qui ne voulons pas voir l’horreur à nos portes. Et là le procédé peut devenir problématique. Car il peut, en superposant cet événement majeur à d’autres actuels, oblitérer la spécificité ontologique de la Shoah, à savoir la volonté d’exterminer un peuple sur plusieurs continents par des procédés industriels rationnellement conceptualisés lors de la conférence de Wannsee de janvier 1942. Et faire de Rudolf Höss un homme « banal »*, fonctionnaire zélé appliquant seulement les ordres sans idéologie ni pensée, Or Höss était un idéologue farouchement antisémite comme son ami Martin Bormann*, et à ce titre, l’un des plus hauts responsables de cette extermination de masse.
Donc prenons garde à la fascination que provoque ce film qui fait de nous devant ce spectacle (c’en est un) des voyeurs ambivalents. Il n’est pas anodin que ce film difficile, malgré le malaise qu’il provoque, rencontre un tel succès public et critique. A la sortie de Nuit et Brouillard de Resnais et Cayrol en 1956, Jean Dutourd s’inquiétait déjà de ce que « dans les images les plus dénonciatrices puisse se glisser le virus de la fascination ».
La zone d’intérêt : en salles
SOURCES
Le film de Jonathan Glazer
Sur Rudolf Höss : article wikipedia
article G2O
Sur le camp d’Auschwitz : site Cairn
autre article sur les étapes de construction des camps
Sur la représentation de la Shoah : article du site Persée
article Le cas Kapo site Cairn
NOTES
Claude Lanzmann (1925-2018) : résistant très actif, journaliste, écrivain et cinéaste français. Il a été directeur de la revue les Temps modernes, très lié au couple Sartre/de Beauvoir. A produit une oeuvre majeure sur la Shoah : Shoah (1985), Un vivant qui passe (1994), Sobibor (2001), Le dernier des injustes (2013) et Les quatre soeurs (2018).
Martin Amis (1949-2023) : romancier britannique. A écrit deux romans concernant la Shoah : Time’s arrow or the nature of the offense (1991) et The zone of interest (2014) où Paul Doll, sosie de Hôss, est présenté comme un bouffon grotesque et lubrique, alcoolique et assoiffé de sang.
Ironie de l’histoire, Martin Amis est mort le jour de la projection du film à Cannes.
Rudolf Höss (1901-1947) : ingénieur, impliqué avec son ami Bormann dans le meurtre en 1924 d’un militant communiste, il écope de 10 ans de prison (il en sort en 1928). Il adhère très tôt au parti nazi et s’engage en 1934 dans la SS. C’est un antisémite virulent, proche d’Himmler qui lui confie la construction du camp d’Auschwitz qu’il dirige de 1940 à déc 1943, puis de mai à juillet 1944. Il est entendu au procès de Nüremberg où il reconnaît tous ses actes de façon très froide, puis est livré aux Polonais qui le jugent et le pendent sur le lieu même du camp en 1947. Il a écrit auparavant ses mémoires Le commandant d’Auschwitz parle, livre dans lequel il gonfle les chiffres des morts, 2 millions 500 000 au lieu des 1 million 400 000 reconnus par les historiens. Une erreur que mettront à profit les négationnistes.
Le Canada : lieu de stockage des objets spoliés des détenus du camp situé à l’ ouest du camp (d’où son nom).
La Mort est mon métier (1976) : roman de Robert Merle dont Rudolf Höss est le protagoniste, écrit sur la base des rapports des psychiatres et des minutes du procès de Nüremberg.
Raul Hillberg (1926-2007 : historien américain, auteur de La Destruction des Juifs d’Europe (1961, 1988,2006 Gallimard Folio Histoire)
Johann Chapoutot (1978) : historien français spécialiste de l’Allemagne nazie sur laquelle il publie de nombreux ouvrages. Parmi eux La Loi du sang: penser et agir en nazi (2014, Gallimard), Libres d’obéir : le management du nazisme à aujourd’hui (2020, Gallimard)
Sur le concept de « banalité du mal » élaboré par Hannah Arendt à propos d’Eichmann lors de son procès à Jérusalem en 1960, il existe des controverses d’historiens, dont J.Chapoutot ci-dessus nommé, qui contredit, dans la Révolution culturelle nazie, cette interprétation de la philosophe. Pour lui Eichmann, en se décrivant lui-même comme un fonctionnaire zélé, sans pensée ni idéologie, obéissant seulement aux ordres, opère une tactique de défense. De nombreuses archives attestent au contraire de son engagement antisémite très ancien.
Martin Bormann (1900-1945) : ami de Höss, conseiller intime d’Hitler qui lui confère des pouvoirs absolus. Il est le chef de la chancellerie et supervise tous les domaines de la politique et de l’économie du Reich. Est désigné comme successeur par Hitler en 1945. Après le suicide d’Hitler dans son bunker, il s’enfuit dans Berlin mais est tué, sans doute par des soldats russes. Il est condamné à mort par contumace à Nüremberg pour crimes contre l’humanité.
Films sur la Shoah (liste non exhaustive) visibles en DVD
Nuit et Brouillard (Resnais et Cayrol, 1956) Kapo (Pontecorvo, 1960) La Passagère (Munket Lesiewcz, 1963) Le Choix de Sophie (Pakula, 1982) Shoah (Lanzmann, 1985)
La Liste de Schindler (Spielberg, 1994) Bent (Mathias, 1997) La Vie est belle (Benigni, 1997) Train de vie (Mihaileanu, 1998) Sobibor 14 octobre 1943, 16 heures (Lanzmann, 2001) Le Fils de Saül (Laszlo Nemes, 2015, Grand Prix du festival de Cannes) Evolution (Mundruazo, 2021) La Conférence (Geschonnek, 2022)
Shttl (Ady Walter, 2023)
Sur le concept de « management » nazi comme métaphore servant au concept de management actuel dans les entreprises, je vous conseille le livre de François Emmanuel, La Question humaine (Le livre de poche, 2000), adapté au cinéma par Nicolas Klotz (2007) même titre, visible en DVD ou sur la plateforme Amazon prime video.
Rappel : autre oeuvre traitant de la Shoah du point de vue d’un bourreau, Les Bienveillantes, roman de Jonathan Littell (2006, Gallimard), qui a soulevé de nombreuses polémiques.
J’ai vu « Zone d’intérêt », « le Dernier juif »et « Une Vie », des oeuvres en salle dans l’Ile de fr actuellement que je trouve bien faits et important d’être projetées et vues dans cette période de resurgissent d’anti-sémitisme dans le monde. J’n’ai pas de critique négative, mais l’analyse de reine et l’ajout d’autres informations est une valeur ajoutée avec des reflections approfondis, et liste d’autres films à voir à ce sujet.
Merci, Reine, de cette analyse précise que j’ai lue avec beaucoup d’intérêt. J’ai fini par voir, après de nombreuses hésitations, « Zone d’intérêt » et je trouve ce film d’un narratif plus confus qu’il n’en a l’air sous son air clinique que tu as raison de mettre en évidence. Certes, il fait voir la vie quotidienne de la famille de Höss mais qu’est-ce que cela nous apprend ? Qu’une famille peut vivre sans se poser la moindre question du bon côté de la frontière d’un camp de la mort mais n’est-ce pas une facilité réductrice de vouloir nous faire croire que tous les adultes et les enfants, y compris les bonnes et les jardiniers, n’ont jamais été alertés par le sifflet des balles, la fumée, les vociférations des soldats? Bref, ils forment un bloc sans la moindre fissure! Seule anicroche : le départ subreptice de la grand-mère dont on suppose qu’elle n’a pas supporté ce qui se passait par-delà la palissade et que son enthousiasme premier s’est inversé en une fuite à toutes jambes.
Je trouve que les vomissements de Höss sont obscènes, comme pour faire croire au spectateur qu’il pouvait ressentir le moindre mal à l’aise. A quoi bon ce sentimentalisme?
Quant à la question de la banalité du mal, elle concerne peut-être l’épouse dans la mesure où elle apparaît incapable de la moindre ré-flexion, d’un minimum de retour sur soi et semble plongée dans la vie matérielle partagée avec ses enfants.
Ce film ne m’a rien apporté et a plutôt attisé ma colère dans la mesure où il a qqche de séduisant qui en fait une œuvre plus ambiguë et moins clinique qu’il n’y parait pour un public non savant ou disposé à douter de la vérité historique. Je ne lui trouve aucune valeur pédagogique et d’une appréhension trop facile et réductrice pour en faire une œuvre marquante. On finit par oublier l’essentiel : combien Höss était un SS d’un antisémitisme absolu, responsable de la mort de centaines de milliers de personnes.
Oui existe un gros problème de réception du public. Ce film s’adresse à un public qui sait. C’est un risque important.