Partager la publication "Spoliation et « aryanisation » des biens juifs sous Vichy : restitution et réparation 1995-2025 (2)"
Comme nous l’avons vu précédemment (voir article 1), à la suite du discours de Jacques Chirac au Vel d’Hiv le 16 juillet 1995 rappelant le rôle de la France dans l’extermination
des Juifs pendant la Seconde guerre, le premier ministre Alain Juppé crée en mars 1997 une Commission d’étude sur la spoliation des biens confisqués et acquis par « fraude, violence ou dol* »par les Allemands ou Vichy. Ce groupe de travail formé de 8 personnes* présidé par Jean Matteoli* doit évaluer l’ampleur des spoliations dans son aspect financier, retrouver à qui elles ont profité et chercher le sort réservé à ces biens depuis 1945. C’est un gigantesque travail, si longtemps après les faits, qui est demandé : il faut étudier le blocage des comptes bancaires, le pillage des logements, la spoliation des biens des internés, les contrats d’assurances etc. 80 000 comptes, 6000 coffres, 50 000 entreprises, 40 000 appartements vidés, 100 000 objets d’art, des millions de livres, seront analysés. Les commissionnés enquêtent auprès des Archives nationales, des banques, des ministères, des préfectures, de la Caisse des dépôts et consignations, de la direction des musées etc. Les recherches doivent s’opérer dans le cadre légal actuel, ce qui pose un problème délicat concernant l’emploi du mot « Juif « établi par Vichy et annulé par le gouvernement de la Libération. Donc on s’occupe non des Juifs, mais des personnes déclarées juives par Vichy. On peut remarquer qu’à cette date ce sont surtout les familles de Juifs étrangers non indemnisés après la guerre (voir article 1) qui sont concernées. Des
recherches continuent pour certains biens mobiliers et les oeuvres d’art, qui, même récupérées, devront être identifiées et négociées par la CIVS avec leurs propriétaires -ignorants ou non du contexte de leur achat.(voir le film Monsieur Klein de Joseph Losey 1976)
En 1998 le nouveau premier ministre Lionel Jospin continue la mission en mettant en place la Commission Drai ou CIVS* qui, une fois les conclusions de la Commission Matteoli rendues, devra vérifier les indemnités déjà perçues par les familles, les éclairer sur les biens perdus spoliés par discrimination et non détruits par fait de guerre, et proposer une réparation financière sans délai de prescription ni plafond, avec un « souci de justice et de vérité ». Il faut aller vite car les ayants droit* directs sont morts ou âgés. Pour ceux-ci qui ont fait leur vie de manière plus ou moins chaotique*, il s’agit avant tout d’une réparation symbolique et d’une reconnaissance mémorielle au sein de la Nation car rien ne viendra combler les pertes des proches, les traumatismes pendant l’enfance, la douleur morale mais aussi la perte financière et sociale, par exemple être obligé de travailler très jeune sans pouvoir faire d’études pour subvenir aux besoins d’une famille très souvent privée de chef de famille. En effet les hommes étrangers en premier ont été internés massivement dès 1941 et déportés dans les premiers convois, ce qui a ainsi privé leur famille de subsides. Les biens en déshérence des familles entièrement exterminées reviennent désormais à la Fondation pour la mémoire de la Shoah*. Selon le rapport des indemnisations de la CIVS d’avril 2007 : 23 591 requêtes ont été faites, 22 208 ont été acceptées (dont 8 888 avoirs bancaires) pour un montant total de 600 millions d’euros -en 2020-versés aux familles (dont 31,4 pour les comptes et titres bancaires). On doit noter que les banques peu enclines à rembourser ont été contraintes par l’accord de Washington France/USA en 2001, après que des Américains juifs ont organisé des class actions contre les banques européennes (31 millions de dollars restitués au lieu des 527 millions réels cependant). Les entreprises commerciales et artisanales ont été sous-indemnisées car seuls le chiffre d’affaires et le stock d’avant- guerre et quelques salaires d’administrateurs ont été considérés, et pas le manque à gagner des 4 ans de spoliation. Les ateliers d’appartement ont eu de faibles remboursements, selon la nature des activités et les machines ont été sous-évaluées. Il n’y a eu aucun intérêt versé par l’Etat au titre de la confiscation des biens et des espèces pendant 60 ans, et la parité d’échange entre l’ancien franc des années 40 et l’euro des années 2000 n’a pas été réévaluée. Quant aux caisses des camps d’internement (105 en France), leurs écritures ont souvent disparu et les objets des internés ont pour la plupart été volés. L’Etat accorde pour leurs descendants un forfait de 800 euros par personne internée. Pour les orphelins mineurs d’un parent déporté, par une loi de juillet 2000, l’état accorde une pension viagère (forfait de 27 000€ ou mensualité de 468€), sauf si l’Allemagne verse déjà des indemnités, seule mesure compassionnelle au titre du « pretium doloris ».
Il faut noter que la CIVS est restée très en-deçà des préconisations de la Commission Mattéoli. Dans sa conclusion de 2007 la CIVS indique que ce sont des descendants âgés et de condition modeste qui ont été les principaux bénéficiaires de ces commissions. Et un rapport du Sénat de juin 2018 est assez sévère sur le montant des remboursements de la CIVS. Pour rappel il y a en France métropolitaine en 1940 environ 330 000 Juifs dont 200 000 étrangers et 130 000 Français, en Algérie 117 000 qui ont subi une aryanisation des biens sévère, surveillée par Xavier Vallat commissaire aux questions juives, entre novembre 1941 et octobre 1943 . La situation fut généralement un peu moins dure en Tunisie et au Maroc, protectorats où les dirigeants assouplirent les lois de Vichy.
Autres instances ayant contribué aux réparations, en plus des sommes accordées par l’Etat et la CDC :
La Claims conférence against Germany : créée en 1951 à la demande de 23 organisations juives internationales, elle permet d’allouer des sommes aux victimes juives du Nazisme en vertu de la reconnaissance par l’Allemagne de sa dette morale. Basée à Jérusalem elle continue de verser des fonds sous forme de mensualités ou de versements uniques selon les ressources. Il y a eu par exemple récemment des aides à la suite du Covid.
Le Fonds suisse en faveur des victimes de l’Holocauste : l’affaire des comptes suisses en déshérence éclate dès 1990 en Suisse puis en Europe et aux USA. En 1995 des journaux israéliens révèlent que plus de 50 millions de francs suisses auraient été ainsi confisqués depuis la Guerre. Sous la pression de groupes de pression juifs américains, en particulier de Bill Clinton au pouvoir, le gouvernement et les banques suisses révèlent que 270 millions de dollars indus seraient répartis sur environ 53 000 comptes de personnes juives spoliées. 59 banques seraient concernées.
Des commissions sont créées qui aboutissent à un accord global en 1998. Près de 2 milliards de CHF sont alloués aux victimes. La distribution des fonds s’achève en 2013. Cette affaire a permis de révéler au grand jour les relations très ambigües de la Suisse avec les Nazis : prêts d’argent, sort des oeuvres d’art, circulation des convois de déportés sur son territoire.
Le rôle de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) : la CDC est un établissement français financier public créée en 1816 par Louis XVIII. Elle reçoit des fonds ( frais notariés, livrets d’épargne etc.), les consigne et les restitue conformément à ses missions d’intérêt général (voir article). Elle est contrôlée par une commission de surveillance formée entre autres de parlementaires qui rendent compte de ses activités devant le Parlement. A la suite de la loi de juillet 1941, la CDC devient la dépositaire des biens juifs « aryanisés » jusqu’en 1944, à Paris, dans le Nord et le Nord-est. En province (sauf en Alsace et en Moselle appartenant au Reich), les comptables du Trésor centralisent les comptes par département sur des registres transmis à la CDC. On a retrouvé environ 20 000 dossiers tamponnés « Bien juif ».
Les biens consignés sont :
–les biens mobiliers, les titres bancaires et boursiers des Juifs mis en vente ou pillés.
–les loyers venus des expropriations d’appartements
–le surplus des émoluments des administrateurs d’entreprises aryanisées
–le produit des objets vendus et de l’argent des internés dans les camps français, déposés dans des caisses (comme celle de Drancy administrée par Maurice Kieffer), etc.
Méthode : la CDC (ou le Comptable en province) ouvre un compte au nom de la personne spoliée, inscrit tous les renseignements sur des registres.
Ensuite on prélève sur ces fonds pour ouvrir un compte de dépôt au Commissariat général aux questions juives* (CGQJ) qui rémunère les administrateurs provisoires des entreprises au prorata du chiffre d’affaires. Deux comptes sont ouverts, l’un à Paris, l’autre à Clermont-Ferrand. Plus de 240 millions de francs transiteront sur ces comptes dont 187 millions seront gérés par l’Ugif* qui en rend compte à la CDC (fonds qui servent à l’assistance des Juifs par ailleurs totalement dépossédés!)
Que se passe-t-il à la Libération? Le nouveau gouvernement bloque les avoirs jusqu’en 1948, le temps de faire des enquêtes auprès de la CDC et des départements. Pour Paris et sa région les registres sont clairs. Mais en province beaucoup ont été perdus ou non spécifiés « juifs ». Par une loi de juin 1948, l’Etat prend à sa charge les remboursements par l’intermédiaire de l’Office des biens et intérêts privés (OBIP). Seuls 3000 dossiers (soit 1%) sont traités entre 1948 et 1951. Aucune publicité n’est faite et les biens pillés dans les appartements, les entreprises spoliées vidées de leur richesse et les biens des internés, perdus en Allemagne ou volés par les gardiens français des camps ne sont pas indemnisés. Par exemple pour la caisse de Drancy 520 personnes auront une indemnité, 178 comptes sur 7411 consignés à la CDC seront remboursés. Les biens non réclamés (absence d’héritiers, absence de demandes de nombreuses familles), sont vendus entre 1948 et 1956 et restent à la CDC, puis reversés au Trésor public entre 1978 et 1986.
Il faut attendre 1997 pour que la CDC, poussée par la Commission Mattéoli, ouvre toutes ses archives et reconnaisse officiellement son rôle prépondérant dans la spoliation des Juifs. En 2000 elle diffuse une brochure aidant les familles à la contacter. Sur 1000 demandes, 100 seront réglées. (10%) Un comité d’historiens présidé par René Rémond* est chargé de faire la lumière sur la face sombre de l’institution en lien avec la Commission Matteoli. A la décharge de la CDC, elle a été la première à faire son mea culpa. Il faut noter que les autres banques françaises ou assurances n’ont toujours pas ouvert toutes leurs archives alors qu’elles ont collaboré elles aussi en vendant aux Allemands de nombreux titres « juifs », en empochant de solides commissions (rapport d’Antoine Prost*).
On remarquera aussi que la SNCF a indemnisé par 60 millions de dollars les Juifs français devenus américains (accord de décembre 2014), mais pas ceux restés Français transportés dans ces mêmes trains, au prétexte « que la SNCF agissait sous contrainte ». A l’inverse de la Compagnie des trains néerlandaise en 2018.
Les Juifs de France, outre les atrocités endurées pendant l’Occupation, ont également subi d’importants dommages matériels, en particulier les familles modestes. 300 000 Juifs ont été spoliés soit la quasi-totalité des Juifs de France. Les gouvernements d’après guerre se sont peu intéressés au sort des victimes juives et à leurs biens au nom du statu quo. Les descendants auront donc attendu l’arrivée d’un Président de la République n’ayant pas été mêlé aux événements de la Seconde guerre (comme le fut le plus qu’ambigu François Mitterrand) pour être reconnus officiellement comme victimes particulières de Vichy. L’Etat français et la CDC ont opéré une réparation financière très sous-estimée. En 2001, date de commencement des versements, les bénéficiaires sont âgés, le prix des entreprises n’est pas réévalué car il n’est tenu compte ni de l’inflation ni des intérêts dus par l’Etat. Et beaucoup sont carrément lésés en raison du manque d’archives et parfois « de factures de petites cuillères » demandées par certains instructeurs. On le voit, la réparation financière des années 2000 a été plus symbolique qu’effective. On peut conclure en disant que l’Etat français comme les établissements bancaires et les assureurs privés, qui pendant 60 ans ont fait fructifier l’argent et de nombreux biens volés aux Juifs, sont les grands bénéficiaires de l’Histoire.
SOURCES
Commission Matteoli : site
Commission Drai ou CIVS : commission d’indemnisation des victimes de spoliation
Sur le sort des Juifs dans l’après-guerre : lire le livre La Vie après, de Virginie Linhardt (Points Seuil, 2012)
Claims conference : site
Comptes suisses : article de 1999 de les Echos
autre article du journal Swiiss.info
CDC : wikipedia
article site Cairn
Guide des recherches dans les archives des spoliations et des restitutions de Caroline Piketty, Christophe Dubois et Fabrice Launay (la Documentation française, 2000)
NOTES
dol : en droit agissements trompeurs pour pousser une personne à signer un contrat
Commission Mattéoli : formée de Ady Steg, Annette Wievorka, Serge Klarsfeld, Jean Favier, Jean Kahn, François Furet, Caroline Picketty et Alain Pierret sous la direction de Jean Matteoli.
Jean Mattéoli : ancien résistant, puis déporté, plus tard ministre.
les ayants droit : les descendants directs et en cas de décès leurs héritiers, parfois les collatéraux quand un lien avec la spoliation peut être prouvé.
Fondation pour la mémoire de la Shoah : fondation privée d’utilité publique née en 2000, dont la première présidente a été Simone Veil.
Commissariat général aux questions juives : créé par Vichy en mars 1941, dirigé par X Vallat puis par L Darquier de Pellepoix, il est chargé de « l’aryanisation » des biens des Juifs et des Roms et le la surveillance des personnes concernées (Police).
UGIF : union générale des Israélites de France. Organisme créé par Vichy en novembre 1941 chargé de représenter les Juifs auprès des pouvoirs publics pour l’assistance et la prévoyance. Ses fonds proviennent de comptes du CGQJ qui les reçoit de la CDC. Les administrateurs sont nommés par le CGQJ, recrutés parmi la bourgeoisie juive française. L’UGIF joue un rôle très ambigu de sauvetage mais aussi de repérage des Juifs, un peu, toute proportion gardée, comme les Judenräte* dans les ghettos d’Europe. Cependant des administrateurs de l’UGIF seront aussi déportés dès 1943. Les actions de cet organisme restent encore aujourd’hui sujets à controverse. Lire l’article de Michel Laffitte : L’UGIF, collaboration ou résistance in Revue d’histoire de la Shoah)
René Rémond : historien, spécialiste des droites françaises
Antoine Prost : historien qui remplace François Furet, décédé, à la commission Mattéoli. Il s’occupe de l’aryanisation économique.
Judenräte : intermédiaires juifs entre la population juive et les Nazis dans les pays occupés. Ils s’occupaient de l’administration des ghettos, de quartiers de villes ou de régions. Leur rôle ambigu (ils fournissaient aussi des listes en vue des déportations) est comme pour l’UGIF très controversé, dénoncé comme collaborateur par Hannah Arendt lors du procès Eichmann puis dans le film Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann. Mais presque tous les membres des Judenräte ont été exterminés. Voir le film Le Pianiste de Roman Polanski.
CONSEILS
Monsieur Klein, film de joseph Losey (1976)
La Vie après, enquête de Virginie Linhardt (Points Seuil, 2012)
Le Pianiste, film de Roman Polanski (2002)
Le Dernier des injustes, film de Claude Lanzmann (2013)
Félicitations pour ce texte toujours très bien documenté !