Théâtre : un Vivant qui passe, d’après le film de Claude Lanzmann ou l’ambiguité de la neutralité

En décembre 2020 je suis allée voir au Théâtre de la Bastille à Paris Un Vivant qui passe, d’après le film éponyme de Claude Lanzmann, mis en scène par Eric Didry et interprété par Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille. Le spectacle s’inspire des rushes du film de Claude Lanzmann Un Vivant qui passe, tourné en 1979 et sorti en France en 1997, au moment du procès Papon. En Suisse il n’est présenté qu’en 2008 dans une cinémathèque.

Sur scène
A gauche Frédéric Noaille (Lanzmann)A droite Nicolas Bouchaud (Rossel)

Le film : en 1979, alors qu’il est en train de tourner Shoah, Claude Lanzmann s’introduit par surprise -jusque là il avait refusé l’entretien-, chez Maurice Rossel, 80 ans (Suisse), qui a été délégué du Comité international de la Croix Rouge (CICR) à Berlin de 1942 à 1945. Le cinéaste veut s’entretenir avec lui de sa visite le 23 juin 1944 au camp de Theresienstadt* en Tchécoslovaquie, à 60 km au nord de Prague et du rapport remis à la Croix Rouge suite à cette visite. Pendant une heure Rossel répond aux questions et aux demandes de précision de Lanzmann en affirmant son point de vue. Il relate non seulement la visite à Theresienstadt mais aussi un entretien qu’il a eu avec le supposé chef du camp d’Auschwitz en septembre 1944. En clôture Lanzmann confronte Rossel à son rapport -« Je le resignerais aujourd’hui », dit Rossel- et à la vérité historique et il lui lit un discours de Paul Epstein, chef du Judenrat*, à ses coreligionnaires, seul homme avec lequel Rossel à échangé quelques mots.

Theresienstadt* est un mélange de camp d’internement de la Gestapo pour des prisonniers politiques dans « la petite forteresse » (le poète Desnos y meurt du typhus en 1945), et de ghetto et de camp de concentration de transit vers les camps d’extermination pour les Juifs. créé en 1941, Il était présenté par les nazis comme un camp modèle, réservé à une élite juive intellectuelle et aux gens âgés de plus de 65 ans. Entre 1943 et 1945 des Hollandais et des Danois y seront déportés, puis des groupes de toutes nationalités. Le ghetto, voulu par Eichmann, est présenté par les nazis comme une colonie juive dirigée par un Judenrat* autonome, favoriséee, développant une vie culturelle riche. De la propagande pour dissimuler la nature des déportations vers l’Est et les exactions dans le camp lui-même qui possède un four crématoire. Les pays neutres demandent à le visiter, si bien que le CICR (comité international de la Croix rouge) y envoie Rossel en juin 1944. Les nazis mettent en scène cette visite : embellissement de la ville, vêtements et nourriture donnés à des juifs triés, kiosque à musique aménagé, chaussées asphaltées, noms de rues changés, concerts organisés.  « Une vie provinciale normale », dit Rossel qui s’y promène une journée, accompagné par des nazis et muni de son appareil photo. Un film y sera même tourné en août 1944 : Le führer donne un village aux Juifs.
Le film de Lanzmann et la mise en scène théâtrale dont elle s’inspire tournent autour de cette question centrale : Comment cet aveuglement a-t-il été possible? A son retour Rossel rédige un rapport positif sur le camp de Theresienstadt, qui masque la réalité de la solution finale. Il dit « qu’il n’ a rien vu ».  Il raconte aussi, dans un récit quasi schizophrénique, être allé seul à Auschwitz et avoir été reçu par un jeune chef du camp « très distingué » avec lequel il a parlé sport! Il ne voit ni le portique « Arbeit macht frei », ni les trains, ni les fumées. Ne se pose pas beaucoup plus de questions quand il croise « des détenus squelettiques en pyjamas rayés, aux yeux exorbités, au regard intense, l’air de se dire », dit-il, « que lui Rossel est un vivant qui passe » (dans une prosopopée* tragique). Ces êtres rendus invisibles, déniés de leur humanité, il ne les voit pas. Il est comme le médecin du camp qui examine Primo Levi* mais ne le voit pas.  Pourquoi cet homme de gauche,  d’extraction ouvrière, devenu médecin, antinazi, cet homme ni bon ni mauvais, qui aurait pu jouer le rôle d’un vrai témoin, qui savait, dit-il, « que la visite était arrangée », s’est-il retrouvé la victime consentante de cette farce? Il met en avant son jeune âge (25 ans) et sa volonté de rester neutre dans l’ institution neutre d’un pays neutre. Mais l’entretien permet aussi de faire émerger l’antisémitisme ordinaire de Rossel. « Lors de cette visite », dit-il, « il a trouvé ces notables juifs antipathiques, imbus d’eux-mêmes par leur position sociale et leur argent ». Voilà les préjugés qui ressortent. 35 ans après, il persiste et signe.

Deux acteurs incarnent Lanzmann et Rossel dans un décor évoquant le bureau de Rossel doublé par une peinture murale représentant le même bureau. Une illusion de la réalité en abyme (comme le décor de Theresienstadt?) Les comédiens n’imitent pas les modèles mais jouent la tension  entre les deux personnages : Lanzmann s’est imposé à Rossel qui se sent souvent terrorisé. Parfois l’entretien est coupé par du son (un ballon roule, des cloches sonnent, un téléphone retentit, un enfant chantonne) et sur la fin un numéro de cabaret « à la berlinoise » permet de prendre de la distance. La fin est très émouvante qui voit les deux acteurs s’extraire de la scène dans une pantomime légère, comme s’ils « partaient en fumée ».  La mise en scène oblitère volontairement les images de la fausse Theresienstadt. La parole est performative, cinématographique, elle fait voyager de Suisse à Berlin, puis à l’Est. Il existe un rapport fort au public, comme un dialogue à poursuivre après le spectacle. Rossel est évidemment celui que nous aurions pu ou pourrions être. En même temps beaucoup d’autres ont su refuser en voulant voir et en résistant, ce qui fait de Rossel la figure du « salaud ordinaire » (notion sartrienne).  Mais le film comme la mise en scène interrogent aussi la responsabilité des organismes internationaux et des dirigeants suisses, leur culte pervers de la neutralité (assez bienveillante cependant pour les nazis, que ce soit pour faire fructifier l’argent des nazis volé aux juifs, ou faire passer sur leur territoire les trains des déportés italiens vers les camps …). Pour mettre en place une extermination industrielle l’idéologie raciste et l’adhésion humaine ne suffisent pas. Il faut une économie, des industries, les complicités des états et des institutions, le silence des alliés. Rossel s’est laissé embarquer dans une spirale internationale du mensonge.
La force du spectacle est de mettre en évidence que la farce de la visite de Theresienstadt est semblable à du théâtre illusionniste : plus on montre, plus c’est faux. A la mise en scène obscène des nazis s’oppose le souci socratique de vérité de Claude Lanzmann.

En septembre et octobre 2021, d’une manière très différente, l’acteur Sami Frey a fait au Théâtre de L’Atelier à Paris, une lecture du texte de l’entretien du film, caché dans le noir du théâtre. Je n’ai pas pu voir le spectacle mais on m’a dit qu’à la fin il disparaissait sans venir saluer. Comme un vivant qui passait.

Sami Frey au Théâtre de l’Atelier

NOTES

Judenrat : conseils administratifs juifs dans les ghettos, intermédiaires entres les communautés juives et les nazis.

prosopopée : figure de rhétorique consistant à faire parler un être absent, un animal ou une chose. Ici Rossel fait parler les déportés absents qui n’ont pas parlé.

Primo Levi : Si c’est un homme  (chapitre 4 K B)

SOURCES

Theresienstadt : article wikipedia

article Mémorial de l’holocauste de Washington

article sur la petite forteresse

Au Théâtre de la Bastille  Nicolas Bouchaud revisite C.Lanzmann : article du Monde

Emission Tous en scène : la Shoah, représentations et transmission par la scène : France culture, podcast du 18/12/2021.

DOCUMENTS

DVD  Un Vivant qui passe + Sobibor 14 octobre 1943, 16 heures, édité par les Cahiers du cinéma

Le spectacle de théâtre Un Vivant qui passe sera donné en juillet 2022 au festival d’Avignon

 

 

 

 

 

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