Partager la publication "Un cheval entre dans un bar, de David Grossman"
Roman, éditions du Seuil (2015)
Traduction Nicolas Weill
Dovalé Grinstein, 57 ans, comique de seconde zone, se produit un soir dans un club de Netanya, ville balnéaire d’Israël. Devant un public tour à tour complice, intrigué, rejeté et même martyrisé par lui, l’artiste se met à nu en mêlant blagues vulgaires, histoires partant dans tous les sens, confidences familiales, réflexions sur la Shoah, l’histoire d’Israël, la religion ou la mort. La veille il a convié à cette séance le juge Avishaï Lazar, un ancien camarade de classe qu’il n’a pas revu depuis l’âge de 14 ans. Avishaï, d’abord surpris par le spectacle, puis mal à l’aise et même dégoûté, veut quitter la salle. mais un pressentiment l’en empêche qui lui fait penser qu’il est concerné au plus haut point par cette histoire.
Si le sens du titre « un cheval entre dans un bar », début d’une blague dont la chute ne sera pas dévoilée, reste mystérieux, en revanche la fin du livre nous amène à comprendre qu’à 14 ans précisément la vie de Dovalé a basculé lorsque, au cours d’un séjour dans une base militaire où il se trouvait avec Avishaï, on est venu lui annoncer qu’il devait se rendre à l’enterrement de l’un de ses parents, sans lui préciser lequel. Pendant le long voyage en voiture qui le mène de la base au cimetière, le soldat qui sert de chauffeur lui raconte des blagues salaces pour le distraire pendant que Dovalé, assailli de pensées contradictoires, se demande, dans une comptabilité des sentiments étonnante, lequel de ses parents il préfèrerait voir mort. L’indifférence d’Avishaï et des adultes de la base à son chagrin laisseront le jeune Dovalé inconsolable et feront de lui non pas l’excellent acteur qu’il aurait pu être (pétri en outre d’une immense culture littéraire), mais un clown médiocre et empli de culpabilité.
Mon avis
Après Une femme fuyant l’annonce (2008 en Israël) et Tombé hors du temps (2012), un long poème écrit en hommage à son fils Uri mort à la fin de la guerre du Liban en 2006, David Grossman nous revient avec ce roman au premier abord très différent : une langue plus dépouillée, moins lyrique, des phrases enchevêtrées ou inachevées, une grande impression de désordre, des personnages secondaires (le public) décrits de manière triviale ( la toute petite femme, des motards, des hommes avinés, des soldats en goguette). Dovalé et Avishaï sont des personnages aux facettes grotesques, en fuite d’eux-mêmes. La grossièreté des corps (laideur du clown transpirant sur scène, gloutonnerie d’Avishaï) le dispute à la grossièreté du langage et des sentiments (aigreur de l’un, lâcheté de l’autre).
Si l’on termine le roman (on est parfois tenté(e), comme le public, de déserter), on retrouve absolument l’univers de David Grossman dans cet ouvrage qui semble être un double inversé de Une femme fuyant l’annonce. Dovalé Grinstein, dont les initiales sont les mêmes que celles de l’auteur, est, lui, un » Homme qui est allé à l’annonce » et en est ressorti meurtri. Seule la parole performative de l’acteur sur scène (et donc de l’écriture), telle une cure analytique, permet de surmonter ce « mauvais » deuil opéré par avance quand il avait 14 ans. De plus la voix de Dovalé orphelin se mêle aux pensées funèbres du juge évoquant, telle un fantôme, sa femme morte.
Les questions de la culpabilité ( dans ce roman La Lettre au père de Kafka rôde continûment en sous-texte) et de la perte sont au coeur de ce roman-ci comme de tous les ouvrages de l’auteur. « Ecrire et lire », dit-il, « c’est accepter de regarder la souffrance de l’autre ». Je vous conseille de vous accrocher, ce roman en vaut la peine.
Merci pour cet article . Reine, cela donne envie de lire ce livre mis tu dis qu il faut s’accrocher : phrases inachevees, impression de désordre…s’il n’y a que cela… Cela peut m’interesser parce qu’en ce moment moi aussi je n’acheve pas mes phrases… C’est méme une de mes specialites …Je vais donc essayer de le lire.
Ne faudrait-il pas commencer par « une femme fuyant l’annonce » dont tu m’avais parlé ?
«
Plusieurs fois, Reine, tu m’as parlé de Une femme fuyant l’Annonce que je n’ai toujours pas lu mais je vais l’acheter tt à l’heure et le lire. Ce que tu dis de Un cheval entre dans un bar me donne aussi très envie de le lire parce qu’on comprend bien, à te lire, que la complexité de l’intrigue a trouvé son écriture propre, qu’on est dans la littérature, ce qui est assez rare par les temps qui courent… Je peux penser, à lire ce que tu écris, à Lobo Antunes, sur la guerre en Angola, à tous ses livres où le travail d’écriture est partie prenante de ce qui se passe. L’histoire n’y est pas racontée mais écrite.
Merci, Reine, de nous faire aimer un livre, avant même d’avoir commencé à le lire…