Un livre/une mise en scène : les Emigrants de W.G.Sebald (1992)/Kristian Lupa (actuellement)

Au théâtre de l’Odéon (Paris), jusqu’au 4 février, se joue Les Emigrants, adapté du roman de l’auteur allemand Sebald*, né en 1944 dans une mise en scène du Polonais Kristian Lupa*. Cette oeuvre présente quatre récits d’un narrateur/auteur qui, sous la forme d’une enquête à la fois documentaire et fictionnelle, tente de cerner des moments de vie de quatre personnes/personnages juifs ou liés à des juifs, entre 1900 et les années 1980. Ces quatre hommes autour desquels gravitent des oncles et des tantes de l’auteur ou des amis, ont été contraints de s’exiler, ce qui les a menés au désespoir et au suicide. A noter que Sebald lui-même s’est exilé d’Allemagne en Angleterre.
Lupa choisit de présenter deux des quatre personnages, l’instituteur de Sebald, Paul Bereyter et son grand-oncle Ambros Adelwarth.
Un espace unique, à la lumière gris-bleu crépusculaire, chambre aux murs décrépis pour le premier récit, appartement d’une tante pour le deuxième, sert aux dialogues entre le narrateur/auteur et amis ou famille, écrits par Lupa à partir de l’oeuvre. Cet espace deviendra au fil du temps église, classe d’école, chambre d’hôtel, hôpital psychiatrique. Pour « recoudre » le récit aux nombreux trous, Lupa utilise une toile transparente, qui

Sur scène théâtre et video

n’oblitère pas l’espace de la scène, sur laquelle il projette et développe des scènes manquantes du livre ou des documents (albums de photos, cartes etc.) : cours de l’instituteur dans la classe et à l’extérieur, promenades avec son amie Lucy, suicide sur les rails. Dans la deuxième partie, discours d’Ambros à sa famille, voyages de Cosmo et Ambros, jeu dans les casinos, crises de folie de Cosmo, promenade du narrateur avec un oncle au bord de la mer etc. Grâce à ces videos d’une grande beauté hypnotique, Lupa fait surgir des fantômes exilés de leur pays et d’eux-mêmes, « des nébuleuses qu’aucun oeil ne distingue », écrit Sebald,  il fait même apparaître des images personnelles du chef d’oeuvre de Kantor*, la Classe morte en écho à la classe de Paul représentée scéniquement par des acteurs adultes, et cinématographiquement par des enfants. Grâce à cette remarquable scénographie, les temps et les espaces, les vivants et les morts s’entrelacent, pour incarner théâtralement les silences de l’oeuvre écrite. Une prouesse pour faire ressentir la mélancolie profonde du texte. Les acteurs souvent murmurent, ou se taisent plus longuement que de coutume, dans la reconstitution hésitante d’un monde lui-même incertain d’identités diluées. Ce qu’on entend en creux c’est l’histoire de la Shoah, jamais désignée frontalement, mais affleurant toujours. C’est la violence venue d’Allemagne contre les Juifs (Paul, Hélène), contre les homosexuels (Ambros). Lupa pose ici une question fondamentale au théâtre : comment incarner le déni, ressusciter un monde englouti ?

Paul qui a un seul grand-père juif, a été renvoyé de son poste d’enseignant en 1935. Son amie Hélène Hollaender, juive autrichienne a disparu avec sa mère « dans un de ces trains spéciaux qui…partaient de Vienne avant la pointe du jour, sans doute vers Theresienstadt, « dans un premier temps« . (On appréciera l’ellipse dans cette citation de Sebald). Paul donc est parti d’Allemagne en France en 1935, et très curieusement il y revient en 1939 « une aberration ». Il est enrôlé dans la Wehrmacht et sert six ans dans les pays occupés où, nouvelle ellipse, « Paul aura vu plus que tout homme ne peut retenir ». Sebald cite même la ville de Berditchev en Ukraine (où les Allemands ont exterminé toute la population juive en 1941). Paul a dû voir et commettre des actes épouvantables. Le refoulement de ces années de collaboration et la culpabilité qui en découle hantent Paul au point qu’après avoir subi de nombreuses périodes de dépression et d’hallucinations visuelles, il se suicide très longtemps après, en 1982, après avoir vidé son appartement avec son amie Lucy Landau.

Ambros est raconté par bribes par la tante du narrateur, Fini et son oncle Kasimir qui ont émigré aux USA grâce à lui qui y avait émigré depuis 1910, après avoir travaillé

Mise en scène

comme majordome en  Allemagne, en Suisse, à Londres et à Kyoto. C’est un homme très travailleur, très soigné et apprenant facilement les langues mais « de l’autre bord », dit la tante Fini. A New-York, il est majordome chez les Salomon, des banquiers juifs et s’occupe de leur fils Cosmo dont il devient le compagnon de voyage et peut-être l’amant. Cosmo est un héritier extravagant, qui a abandonné ses études et dilapide l’argent de son père. Par des photos et le journal d’Ambros, on apprend que Cosmo et Ambros sont partis dès 1911 en Europe , à Deauville en particulier où Cosmo gagne de l’argent dans les casinos. Puis qu’ils ont voyagé à Venise, Constantinople, Jérusalem où Cosmo a une crise de délire. La guerre de 1914 les contraint à rentrer à New-York où Cosmo a des visions de la guerre des tranchées. Il se rétablit mais 10 ans après il subit une seconde crise plus grave et est interné à l’hôpital d’Ithaca où il disparaît du récit. Ambros reste chez les Salomon jusqu’en 1950 puis dans sa maison où, dépressif, il s’isole totalement. En 1952 il se rend volontairement à Ithaca pour y subir une centaine d’électrochocs, à la recherche du »butterfly man » (Cosmo?). Il y meurt en 1953.
On remarque beaucoup de points communs entre ces exilés. Paul, comme Ambros (et Cosmo), ont des hallucinations et des crises de désordre mental qui les mènent à l’isolement et à la mort. Ils éprouvent de la nostalgie de leur pays, des montagnes allemandes, de la neige. On a d’eux des photos et des carnets. Ce sont tous deux des parias qui ont dû s’exiler. L’enquête du narrateur le conduit dans les mêmes lieux que les personnages, y compris à Ithaca qui, à l’inverse de l’Ithaque de l’Odyssée, est un lieu abandonné où le Docteur Abramsky qui lui raconte la fin d’Ambros, est devenu jardinier (comme le père de Cosmo Salomon et comme Paul).

Sebald a construit en délicatesse et sans pathos un tombeau littéraire pour ses morts. Lupa en a tiré une mise en scène envoûtante, qui poursuit au-delà de la représentation. Allez-y c’est bientôt terminé.

NOTES

W.G.Sebald (1944-2001) : il est né en Allemagne. Il fait une licence de lettres à Fribourg (Suisse), devient professeur d’université en Suisse (1969), puis à Norwich en Angleterre (1970) où il passe le reste de sa vie. Il a été exaspéré par les silences de son père officier de la Wehrmacht comme des autres Allemands à propos de la Shoah. A la fin des années 1980 il commence une carrière littéraire où perce un intérêt marqué pour les exilés et les étrangers.

Kristian Lupa (né en 1943) : metteur en scène polonais. Après des études de physique, de gravure et de cinéma, Lupa opte pour le théâtre qu’il étudie à l’école supérieure de Cracovie. Il fait ses débuts au Théâtre Norwid dans les Sudètes jusqu’en 1986, il y met en scène des auteurs polonais comme Gombrowicz ou Witkiewicz. Il dirige ensuite le Stary théâtre de Cracovie où il monte Musil, Dostoïevski, Tchekhov et son auteur de prédilection, Thomas Bernhardt. Il produit ses spectacles dans toute l’Europe, en particulier en France, à Paris (Odéon, Colline) et au festival d’Avignon. très marqué par le théâtre de Kantor. Il enseigne à l’école supérieure de théâtre de Cracovie.

Tadeusz Kantor (1915-1990) : il est né en Galicie polonaise. Il étudie le théâtre, comme Lupa, à Cracovie et devient, comme Lupa, professeur dans cette école supérieure. Pendant l’occupation allemande, il fonde le Groupe de Cracovie qui joue clandestinement des pièces expérimentales dans des caves. En 1947 il se rend à Paris où il séjournera très souvent. A la fois metteur en scène, peintre et scénographe, il crée un théâtre très personnel, inspiré du « happening » qu’il a découvert à New-York. Son premier grand succès international est La classe morte (1975) qui a inspiré la mise en scène de Lupa.

 

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2 réponses à Un livre/une mise en scène : les Emigrants de W.G.Sebald (1992)/Kristian Lupa (actuellement)

  1. isabelle frandon dit :

    Merci, Reine, de cette analyse que je trouve très juste. Oui, spectacle envoûtant et hypnotique. je suis d’accord et en même temps cela me pose une difficulté, celle que le spectateur soit comme emporté de tableaux en tableaux dans cette œuvre théâtrale dont l’esthétique remarquable participe de cet envoutement alors que le livre de Sebald de part en part descriptif, photographique, exige une tout autre concentration. Je continue à m’interroger sur cette différence majeure, sur la façon dont Lupa a mêlé son monde imaginaire à celui de Sebald. Pas une reprise bien sûr et plus qu’une interprétation. Une création très personnelle à partir du livre Sebald.

    • Reine dit :

      Oui création avec deux « obsessions » de Lupa : le Christianisme doloriste (son origine polonaise, chez Kantor aussi il y a des croix dans ses spectacles) et la relation homosexuelle plus développée que dans le livre.

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