Identités, la bombe à retardement

Identités, la bombe à retardement Jean-Claude Kaufmann, Paris, Editions Textuel, 2014.

identitéKaufmannCe petit livre (64 pages), paru l’année dernière, n’est pas le seul à dénoncer la montée de l’extrême droite, du racisme et du fondamentalisme religieux, mais il offre une approche synthétique de ces phénomènes inquiétants en observant les processus de construction identitaire. Amin Maalouf avait abordé ce thème dans Les identités meurtrières (Grasset, Paris, 1998), Jean-Claude Kaufmann poursuit cette réflexion en sociologue et cherche d’abord, pour mieux les combattre, à comprendre leurs mécanismes de production et de fonctionnement : la fabrique de l’identité individuelle, notion au cœur de la modernité occidentale, est une des clés de compréhension de la situation actuelle.

Ses convictions économiques (la production de « fausse monnaie » par les banques centrales et l’inflation qui en résulte constitueraient le vecteur principal de la crise actuelle) ou son interprétation de Mai 68 peuvent être contestées, mais cela n’entame pas l’intérêt de cette approche de la construction identitaire. Il ne nous offre malheureusement pas beaucoup de pistes concrètes pour désamorcer la « bombe à retardement » maintenant allumée.

Lecture

Qu’est-ce que l’identité ?
Loin d’être une évidence, cette notion floue, aux définitions multiples, recouvre des enjeux politiques considérables. Depuis que la position sociale héritée de la famille ne détermine plus la place de chacun dans le cadre de règles religieuses collectives préétablies, l’individu, né de l’époque moderne, définit son identité, c’est à dire le sens donné à sa vie, de manière subjective et provisoire, en fonction de ses diverses et multiples appartenances culturelles, associatives, régionales ou religieuses…

Le moment de rupture entre le destin social programmé et l’émergence des questionnements identitaires se situe, pour la plus grande part de la population, dans l’après guerre et plus particulièrement dans les années 60, moment où l’individu est confronté à une inflation d’informations, sommé de faire des choix et soumis à l’obligation d’être lui-même. L’identité est alors ce qui donne sens, évacue l’incertitude et crée les conditions de l’action.

Mais ce souci de soi a ses revers : la « fatigue d’être soi » allant jusqu’à la dépression, et la perte d’estime de soi dans des conditions de stigmatisation et d’impuissance. Le repli dans des cocons protecteurs ouvre alors la voie à des fondamentalismes identitaires, religieux ou nationalistes, tandis que la définition de soi s’exprime aussi dans les « passions ordinaires », sportives ou culturelles.

L’auteur analyse en outre très finement la religiosité identitaire, et la manière dont le communautarisme sectaire socialise ses membres à partir d’une réalité imaginaire, les isole du reste du monde jusqu’à leur faire abandonner toute capacité de jugement autonome. Il observe aussi l’évolution historique de l’idée nationale et les paradoxes actuels de l’identité nationale : dans des cadres économiques et culturels de plus en plus mondialisés, la nation n’est plus invoquée que de façon marginale et surjouée, dans des compétitions sportives par exemple. L’identité nationale est devenue une notion abstraite impossible à définir mais accaparée par l’extrême droite avec des thèmes racistes et xénophobes..

La progression constante des manifestations d’intolérance et des crispations identitaires, les crises actuelles, économiques et financières, sont les indices d’un écroulement possible des institutions démocratiques. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Après avoir esquissé les transformations idéologiques, sociales et économiques de la société française depuis le siècle des Lumières, J-C Kaufmann analyse mai 68 comme l’émergence d’une transformation souterraine, celle de l’émancipation individuelle qui bouleverse les codes d’une société unifiée par la marchandise, entame son déclin et prend le pas sur le rêve collectif d’un autre monde. Le déclin de la machinerie capitaliste est accentué par un autre phénomène que l’auteur qualifie de « technique, mesquin et secret »: la fabrication de fausse monnaie, autrement dit l’usage de la « planche à billet » par les banques centrales. S’en suivent inflation, endettements massifs, luxe insolent des plus riches, vie dure et pauvreté pour des millions de personnes ; tous les ingrédients de crises encore plus aigües et de révoltes violentes sont réunis et on peut craindre que le réductionnisme identitaire canalise ces révoltes comme en témoigne la montée de l’extrême droite radicale dans de nombreux pays européens.

Dans l’univers impitoyable de l’économie capitaliste, l’auteur nous dit cependant « qu’un autre (petit) monde est possible, dans les marges, par la réalisation de « millions de petits univers alternatifs », par la culture des passions douces. Mais les passions peuvent aussi être mauvaises et piéger dans la clôture identitaire, lorsque la rancoeur et la haine se libèrent. Partout sur la planète se développent ainsi d’illusoires communautés « ethniques » ou religieuses fermées sur elles-mêmes.

La situation actuelle est celle de la montée des périls.
Le danger qui guette est celui du fondamentalisme et de l’intégrisme identitaire, dont le fondamentalisme et l’intégrisme religieux ne sont qu’une variante. Les processus de construction du fondamentalisme identitaire sont ici décrits précisément, pointant, dans un glissement progressif, les rôles de l’exaspération, des signes de ralliement, des mauvais génies habiles à rassembler en attisant les rancoeurs. J-C Kaufmann nous montre les chemins par lesquels les plus légitimes à se révolter sont aussi les plus menacés par la régression intégriste identitaire ; il dit comment, face aux scandales bancaires et financiers, des gens démunis ou déboussolés rencontrent l’offre de partis d’extrême droite, espaces démagogiques où peuvent s’exprimer les frustrations et se restaurer, dans la haine de l’autre, l’estime de soi. Le rejet du « Musulman », du « Noir », de l’ « Arabe » se renforce d’autant plus que le fondamentalisme islamique fait aussi des ravages.

Le racisme, comme le fondamentalisme religieux, progresse partout en Europe, appuyé sur l’ascension d’opinions publiques populistes xénophobes. Ce national-racisme apparaît souvent masqué par un vernis pseudo-humoristique sous forme d’insinuations antisémites ou racistes. En France, Dieudonné et Soral sont passés maîtres dans les figures retorses de l’antisémitisme.

Contre la montée de ces intégrismes identitaires, « la catastrophe qui s’annonce », Jean-Claude Kaufmann appelle à une vigilance politique appuyée sur plus de justice sociale mais aussi, loin de toute réaction conservatrice, sur « les valeurs de l’autonomie, de la liberté personnelle, du regard critique porté sur toutes choses ».

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