Walter Benjamin à Port Bou

Le dernier week-end de septembre, j’ai rejoint en Espagne à Port Bou un groupe d’amis fidèles à la mémoire de Walter Benjamin réunis par Bruno Queysanne, philosophe et historien de l’architecture.CaravanPB.jpgPas d’oraison ni discours convenu, seulement une rencontre chaleureuse et, dans le cadre de la bibliothèque du Centre Civic, des échanges ouvrant questions, débats, commentaires autour de textes de Benjamin et du monument que le sculpteur Dani Karavan lui a consacré (1).

Qui est Walter Benjamin ? Un intellectuel juif allemand, critique d’art et philosophe atypique, auteur de textes fondateurs comme L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935),Thèses sur le concept d’histoire (1940) (2), contemporain et ami de Gershom Scholem, de Theodor Adorno, d’Hannah Arendt, réfugié à Paris dans les années 30.
Interné en juin 40 durant trois mois dans un camp de la Nièvre comme ressortissant allemand (3), il revient à Paris puis s’enfuit au dernier moment, lorsque l’armée allemande entre dans la capitale. Après un parcours chaotique, il arrive finalement le 25 septembre 1940 à Port Vendres, où des amis vont l’aider à passer la frontière espagnole jusqu’à Port Bou.

Ce devait être le chemin de la liberté : l’Espagne ne s’opposait pas au passage des réfugiés qui pouvaient ensuite, souvent au départ de Lisbonne, rejoindre l’Amérique. Mais Walter Benjamin est éprouvé physiquement et démoralisé. Et la malchance l’accompagne : ce jour-là, 26 septembre, une directive administrative revient sur cette disposition libérale; la police espagnole refuse de délivrer le laissez passer salvateur, les fugitifs devront être livrés aux autorités françaises. Benjamin, désespéré et à bout de force, écrit là, à Port Bou, sa dernière lettre à Theodor Adorno :  Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever.
Hannah Arendt, qui suivra quelques semaines plus tard, et comme des milliers d’autres, le même itinéraire maintenant réouvert, cherchera en vain sa tombe : Walter Benjamin avait été enterré en catholique, avec messe et curé, sous le nom de Benjamin Walter. Elle rédigera plus tard sa biographie et s’emploiera à faire connaître son œuvre.

Le monument de Port Bou consacré à Walter Benjamin, réalisé par l’artiste israélien Dani Karavan, s’intitule « Passages ». CaravanPB2.jpg
Situé au-dessus du village, à l’entrée d’un beau cimetière à flanc de montagne dominant la mer, il exprime avec sobriété et une portée de sens saisissante le désespoir de ceux qui perdent leur vie en fuyant l’injustice et la cruauté. C’est un long corridor de métal, fiché dans la pente de la montagne, dont l’obscurité est brutalement coupée en contrebas par une ouverture débouchant à pic sur un pan de mer où des vagues incessantes s’écrasent sur des rochers. On descend vers ce gouffre par un escalier de fer très raide, stoppé avant la chute par un panneau de verre où se lit, en quatre langues, cette citation de Benjamin :  C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celle des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom.

Et effectivement , il y eut beaucoup d’anonymes : depuis le début des années 30 et l’arrivée au pouvoir d’Hitler, des juifs allemands cherchaient à fuir par dizaines de milliers le nazisme. Les événements de 1938, la « nuit de cristal » et l’annexion de l’Autriche provoquèrent une augmentation brutale de l’émigration juive : des centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants allemands et autrichiens cherchaient un refuge tandis que les pays d’accueil limitaient les entrées par une politique de quotas, beaucoup d’autres refusant tout visa (4). On sait ce qu’il advint ensuite des millions de juifs des pays conquis ou sous la coupe de l’Allemagne nazie (cf Shoah sur Wikipedia ).

Comment ne pas penser aussi à tous ceux qui, actuellement, fuient les zones de guerre, les persécutions et la misère par centaines de milliers en y laissant souvent leur vie?

Selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) publiés le 29 septembre 2014, au moins 40 000 migrants sont morts dans le monde depuis 2000 en tentant de gagner l’Europe, les Etats-Unis, l’Australie ou d’autres pays. En Méditerranée, ils sont 22 000 à avoir perdu la vie au cours de cette période. La majorité d’entre eux, morts par noyade, asphyxie, de faim ou de froid, étaient originaires d’Afrique et du Moyen-Orient. (Cf Migrants morts en Méditerranée, Le Monde, 29/09/2014)

Au 1er octobre 2015, selon le HCR de l’ONU, il y a eu, depuis le 1er janvier  de cette année, 520 957 arrivées par la Méditerranée enregistrées. Dans le même temps, plus de 2 800 hommes, femmes et enfants sont morts en tentant cette traversée pour rejoindre l’Europe . (Cf Le HCR prévoit que 700 000 migrants traverseront la Méditerranée en 2015, Le Monde, 01/10/2015 >

Les violences et l’absence de perspective de paix au Proche Orient et dans une partie de l’Afrique, qui génèrent cet exode massif de populations aux abois, créent une situation très inquiétante : qui accueillera et comment ces réfugiés ? Un architecte présent au séminaire de Port Bou a émis l’hypothèse que l’avenir de la profession était dans la construction de camps. Mais quelle distance entre le camp d’accueil, le camp de concentration, le camp d’extermination ? La barbarie serait à nos portes si la réponse apeurée aux bouleversements géopolitiques en cours se limitait au camp.

Notes

(1) BenjaminCaravan.jpgun beau livre a été publié à l’occasion de cette rencontre de Port Bou : Sous la direction de Bruno Queysanne, préface de Frédérique Villemur, L’architecture inquiétée par l’oeuvre d’art, Mémorial Walter Benjamin de Dani Karavan à Portbou, Montpellier, éditions de l’Espérou, 2015.

(2) Parmi ses textes les plus lus et commentés on peut noter aussi Sens unique(1928), Paris, capitale du XIXe siècle (1939), Le livre des passages, (1934) … CfWalter Benjamin / Wikipedia

(3) Cf  »Walter Benjamin, un philosophe allemand interné dans la Nièvre » Le Journal du Centre, 02/03/2015.

(4) Cf l’article  »L’émigration des Juifs allemands, 1933-1939 », Encyclopédie

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