Partager la publication "Les organisations de bienfaisance israélites face à l’immigration juive en France (1880-1930)"
Vers le milieu du XIXe siècle, la situation des Juifs en France s’est stabilisée. La Révolution a fait d’eux des citoyens et Napoléon a créé des instances capables de les représenter et de réguler leur rapport à l’État.
Une petite élite, appuyée sur des valeurs d’étude et de travail, a même pu s’enrichir, cultiver des valeurs aristocratiques en vogue et s’intégrer à la bourgeoisie française. D’autres, artisans, boutiquiers, négociants, sans être riches, ont pu développer leurs activités et vivre de leur métier. La plupart des Juifs cependant, comme une grande part de la population, reste très misérable (1). Des formes d’aide sont organisées, conformément à la tradition juive, animées souvent par des femmes. Ces initiatives privées « israélites » (terme en vogue à l’époque pour contourner la connotation négative alors attachée au mot « juif ») s’inscrivent dans les pratiques de la bourgeoisie française et dans une politique nationale de charité associant la compassion, la valorisation personnelle et la volonté de réduire les tensions sociales.
La Révolution française avait institué dès 1796 des bureaux de bienfaisance où l’assistance, en rupture avec l’Ancien régime, est laïque et présentée comme une dette de la Nation envers ses citoyens les plus démunis. Au cours du XIXe siècle, avec les épisodes de retour à la royauté et le triomphe d’une bourgeoisie opulente, les bureaux de bienfaisance se transforment en bureaux de charité associés à la congrégation religieuse des Sœurs de la Charité. A la dette de la Nation est ainsi substituée la notion religieuse de charité : l’aide implique une sélection des indigents sur des critères confessionnels et la dette devient celle des démunis à l’égard de leurs bienfaiteurs. L’aide sociale devient largement communautaire, à chacun ses pauvres.
Le secours mutuel fait depuis toujours partie des obligations religieuses juives au travers de la tsedaka, mot hébreu qui renvoie à la notion de justice. Mais, n’échappant pas aux valeurs dominantes de l’époque, il sera traduit par le mot « charité ». Exit la justice sociale, mais l’essor économique de la bourgeoisie, la volonté des femmes de porter des actions sociales et la surenchère publique des manifestations de philanthropie vont contribuer au développement de nombreux services sociaux juifs, notamment à Paris dans le cadre du Comité de bienfaisance israélite de Paris (CBIP).
Cet organisme, créé en 1809 dans la foulée des réformes napoléoniennes, rassemble les sociétés de secours mutuel et devient au cours du siècle une organisation puissante, financée par les notables de la communauté, en premier lieu la famille Rothschild qui crée notamment, dès les années 1840, un hôpital juif, des écoles et des orphelinats. Des quêtes, des dons, des legs, des fondations et même des loteries sont organisés, publiés dans les journaux communautaires.
Le Comité distribue du pain, des rations alimentaires (le « fourneau ») , du bois de chauffage, des layettes, des dots, possède un vestiaire, une maison de retraite ; il emploie des médecins et des sages-femmes, s’occupe des malades indigents, des orphelins et des personnes âgées. C’est aussi le comité qui sélectionne les bénéficiaires et définit les critères d’attribution et le montant des secours distribués. Parmi les sociétés les plus actives, citons l’Association Œuvre israélite des séjours à la campagne. 22 rue Franqueville. (1902.), le Toit familial, (1899) foyer destiné aux jeunes filles juives isolées, , ou encore l’Œuvre des femmes en couches (1862) qui « fait assister par une sage-femme, pendant et après les couches, des femmes israélites indigentes, mariées, habitant Paris depuis deux ans au moins. Dons de layettes, berceaux, lits, baignoires, pharmacie, lait, farines, chauffage. Secours de 10 à 25 fr. aux mères nourrices pendant chacun des 6 premiers mois ».
Le CBIP, s’il est le plus important, n’est pas le seul acteur de la philanthropie juive de l’époque, d’autres institutions, comme le Consistoire, reçoivent des dons et apportent des secours.
En province, des lieux d’accueil ou de transit existent aussi, comme, à Strasbourg, l’École du Travail créée en 1806 « pour faire des Juifs des éléments productifs », ou l’asile israélite de Hégenheim ouvert en 1874 par Samuel Dreyfus-Neumann et la communauté juive de la ville « pour des israélites pauvres, incapables de travailler et dénués de secours de famille ».
Ces organisations charitables vont se trouver débordées par l’afflux des réfugiés juifs dans les dernières décennies du XIXe siècle jusqu’avant la seconde guerre mondiale.
Le contexte de cet exode massif
Le traité de Berlin
A partir des années 1880, les conditions du Traité de Berlin (1878) provoquent une violente réaction identitaire des populations chrétiennes orthodoxes russes, suscitent des vagues de persécutions antisémites et l’émigration massive des Juifs d’Europe centrale et orientale.
Le traité de Berlin se tient en effet juste après la victoire russe dans la guerre contre la Turquie (1877-1878) et le traité de San Stefano conclu par les belligérants qui accorde à l’Empire russe, au nom de la « protection des Chrétiens« , des territoires et une influence grandissante dans la région.
Mais le Royaume-Uni et l’Autriche-Hongrie voient d’un mauvais œil la progression de la puissance impériale russe, agitent la menace d’un panslavisme expansionniste, s’opposent à ce traité et imposent par le traité de Berlin, une révision des accords , plus favorable à l’Empire ottoman et moins avantageuse pour la Russie. Par ce traité, signé par le Royaume-Uni, l’Autriche-Hongrie, la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Empire russe et l’Empire ottoman, la Russie se voit privée des bénéfices escomptés de sa victoire, tandis que, suivant le principe « diviser pour régner », les Balkans sont morcelés en principautés autonomes.
D’une façon générale, les mesures imposées, tant par le congrès qui l’avait précédé, animé par le premier ministre britannique Benjamin Disraeli, que par le traité lui même, sont perçues par les populations chrétiennes russes et balkaniques comme des trahisons ; les ressentiments s’exacerbent contre les occidentaux et contre les Juifs dont les États modernes ont voulu normaliser la condition.
L’antijudaïsme chrétien, actif dès le Moyen-âge, et marqué par des violences souvent associées à des rivalités commerciales, devient virulent et fanatique après l’assassinat du tsar Alexandre II, en 1881, par un nihiliste russe. Dans cette période d’instabilité politique, les pogroms appuyés sur des accusations de crimes rituels se multiplient, encouragés par l’impunité et les perspectives de pillages. Les troubles liés à l’échec de la révolution russe en 1905 s’accompagnent d’une nouvelle vague de massacres. Pogroms, exactions, discriminations, expulsions ne cesseront pas dans les terres russes et roumaines, puis polonaises et balkaniques, et s’associeront à l’antisémitisme nazi au cours de la seconde guerre mondiale.
L’afflux des réfugiés à partir de 1880
Jusqu’en 1880 en France, quelques grands bourgeois israélites et une partie aisée de la population juive assurent un système d’aide sociale pour les Juifs pauvres les plus vulnérables et estimés méritants ; la bienfaisance est bientôt confrontée à l’émigration continue et massive de Juifs fuyant les exactions ou la misère, en provenance d’abord de Russie et Roumanie, puis de Pologne et Balkans. Beaucoup de ces réfugiés, quittant leur pays dans des conditions éprouvantes, souvent dramatiques, se trouvent en situation de détresse économique et sociale.
Quelques données démographiques
Sur le nombre de Juifs à Paris en 1887 :
2.700 en 1806, 6.000 en 1821, 23.434 d’après le recensement de 1872. et 45.00 en 1887. Ce chiffre représenterait les deux tiers du nombre de Juifs en France, soit près de 70.000. En 1939 Paris compte environ 130 000 Juifs originaires d’Europe centrale et orientale (y compris 28 500 naturalisés)
Sur l’émigration juive, entre 1881 et 1925 :
Ceux qui émigrent avant 1917 partent pour la plupart des régions russes et roumaines, ensuite principalement des provinces polonaises devenues indépendantes. Dans cette période, environ 3 millions et demi de Juifs quittent l’Europe centrale et orientale, 2 650 000 se dirigent vers les Etats-Unis, 210 000 s’arrêtent en Angleterre, 150 000 vont vers l’Argentine et environ 100 000 s’installent en France.
En Palestine, ils sont 24 000 en 1882, près de 84 000 en 1922, près de 175 000 en 1931….
L’accueil des réfugiés
Les organisations charitables juives établies, actives pour les indigents, sont prises au dépourvu par l’arrivée massive de réfugiés et le déchaînement de l’antisémitisme : l’affaire Dreyfus bouleverse la France de 1894 à 1906, l’opuscule antisémite Les Protocoles des sages de Sion (1901) est largement diffusé dans le monde à partir des années vingt. Elles essaient au fil du temps de trouver des solutions, en augmentant leurs capacités d’accueil, en créant des services spécifiques ; elles cherchent aussi à limiter l’afflux des réfugiés en finançant des départs, en tentant d’améliorer la situation des Juifs dans leur pays et bientôt en cherchant de nouvelles terres d’accueil.
Débarquant en France, principalement à Paris, par toutes sortes de voies et dans des conditions éprouvantes, que font les réfugiés ?
Ils campent parfois désemparés dans leur gare d’arrivée, comme, en 1892, ces Juifs de Roumanie, hommes, femmes et enfants démunis expulsés d’Odessa qui passèrent 3 nuits à la gare de Lyon, suscitant des commentaires antisémites et.un petit scandale dont la presse se fit l’écho. Le Consistoire les prit en charge.
A cette époque, et jusqu’à la 1ère guerre mondiale, la plupart des pays européens effectuent des contrôles assez lâches aux frontières. Beaucoup d’émigrants arrivent clandestinement, recourant parfois aux services « d’agences d’immigration » locales dont les affaires sont prospères.
Les immigrants trouvent l’occasion d’un premier contact dans les lieux de convivialité juive, restaurants, cafés, boucheries et boulangeries casher, oratoires et synagogues, où ils peuvent s’exprimer en yiddish et s’informer des possibilités d’accueil et de travail ; à Paris, le Marais et Montmartre constituent les principaux points de ralliement. Ils arrivent aussi parfois avec l’adresse d’un parent, ami ou voisin qui offrira hébergement de fortune et renseignements utiles.
Ils peuvent arriver aussi avec les adresses de sociétés de secours mutuel de leur ville d’origine, organisées par les premiers réfugiés pour maintenir les liens de leur communauté. Ces « landsmanshaftn« , 12 à Paris avant 1917, une cinquantaine en 1928, aident les nouveaux arrivants à se loger, à trouver du travail ; ces sociétés apportent aussi un soutien financier et moral. Elles se sont rassemblées en 1913 sous le nom de Fédérations des sociétés juives de Paris, et élargies en 1923 en Fédération des sociétés juives de France.
Ce sont souvent ces premiers contacts qui les mettent en relation avec les œuvres de bienfaisance déjà instituées par les notables juifs. Ceux-ci accroissent sensiblement leur dons, multiplient les fondations, lancent des souscriptions, organisent des bals, des manifestations au Lido, des lotos et tombolas… mais s’interrogent sur les capacités d’accueil des pays européens, et bientôt des États-Unis d’Amérique. Dépassés par le nombre et la misère des arrivants, confrontés à l’antisémitisme, ils sont aussi dans une grande distance sociale et culturelle avec les réfugiés et cherchent des solutions politiques alternatives au niveau international.
Parmi les œuvres existantes auxquelles les réfugiés peuvent s’adresser, le Comité de bienfaisance israélite de Paris, s’il ne crée pas de commissions spéciales, ouvre ses services aux nouveaux arrivants, mais avec un critère de préférence au Juif français pauvre sur l’immigré. Les dépenses du Comité, qui augmentent considérablement dans cette période, pour la fourniture de repas et pour les « secours spéciaux », témoignent néanmoins de son implication.
Pour « accueillir et loger temporairement les réfugiés de passage à Paris et leur fournir des aliments chauds« , l’Asile israélite de nuit, est créé en 1900 par 40 sociétaires dont Moïse Fleishter, président-fondateur, projet soutenu lors de son installation en 1901 par 800 membres actifs. D’abord installé 15, rue du Figuier, dans le quartier de l’Hôtel de Ville, l’Asile de Nuit s’établit en 1910 à Montmartre, 12 rue des Saules sous le nom de Centre israélite de Montmartre. En 1910 encore, l’œuvre décide l’ouverture d’une crèche et d’un ouvroir, bientôt gérés par un « Comité des dames« , et prend le titre de « Société Philanthropique de l’Asile de Nuit et la Créche Israélites de Paris« .
L’Association israélite pour la protection de la jeune fille (1910) fondée pour lutter contre « la traite des blanches » ne reçoit pas d’aide du Comité de bienfaisance israélite de Paris (CBIP), qui ne veut pas s’intéresser à des situations « immorales », la prostitution concernant pourtant de très jeunes filles juives (de 10 à 17 ans,) et des proxénètes juifs. L’Association reçoit en revanche plusieurs contributions de la JCA (Jewish Colonization Association), l’agence fondée par le Baron de Hirsch pour aider les juifs russes à émigrer vers les États-Unis, le Canada ou l’Argentine. Cette aide révèle de quelle manière le problème de la « traite des blanches » est particulièrement lié à la question de l’immigration.
Des organisations de secours créées à l’étranger s’implantent aussi en France et s’ouvrent aux réfugiés. Par exemple l’OSE, Société pour la protection sanitaire de la population (en russe OZE) créé en1912 par des médecins juifs de Saint-Pétersbourg pour venir en aide aux populations juives défavorisées, exilée d’abord en Allemagne en 1923, se réfugie en France en 1933 et devient Œuvre de secours aux enfants.
Exemple encore, l’ORT, en russe Organisation pour la formation aux métiers de l’artisanat et de l’agriculture, sigle devenu en français Organisation de régénération par le travail, œuvre philanthropique lancée en 1880 également à Saint-Pétersbourg « pour le travail manuel, artisanal et agricole » des Juifs démunis, devient mondiale dans les années 1920, s’établissant dans de nombreux pays, à Paris en 1921. Dans les années 30, l’ORT s’emploie au reclassement professionnel des réfugiés juifs allemands et autrichiens victimes du nazisme.
Présente dans de nombreuses villes d’Europe centrale et d’Orient, une autre institution juive, l’Alliance israélite universelle, va jouer un rôle politique, social et culturel considérable pour les populations juives dans le monde. Loin du modèle caritatif, ses fondateurs visent avant tout l’émancipation des Juifs dans leur pays d’origine.
Fondée en France en 1860 par un groupe de notables juifs, dont Adolphe Crémieux, cette société juive s’installe dans différents pays avec l’intention de faire advenir dans les pays étrangers les principes de la Révolution française, par l’éducation en français des communautés juives opprimées.
L’Alliance ouvre, de 1862 à 1885, des dizaines d’écoles (aussi bien primaires que professionnelles) en Europe, en Afrique du nord, dans les Balkans, dans les pays de l’empire ottoman, en Éthiopie, en Palestine, offrant autant de perspectives d’avenir à des milliers d’enfants qu’elle éduque, soigne, nourrit et habille. Une école de formation des maîtres est créée à Paris en 1867, l’École normale israélite orientale (ENIO)
Ainsi en 1911, plus de 35 % des enfants d’âge scolaire dans la population juive des pays concernés sont inscrits dans les écoles de l’Alliance. En 1914, 15 pays et 90 villes reçoivent 184 écoles de l’Alliance et forment 43 700 élèves (dont 13 700 filles). Son activité prend une forte ampleur à l’issue de la Première Guerre mondiale, lorsque l’Alliance organise l’aide aux Juifs de Pologne en 1919, et à ceux de Russie, victimes des ravages de la famine en 1922.
Ces enseignements, au service d’idéaux républicains et francophiles censés promouvoir l’émancipation des Juifs et garantir leur intégration sociale dans leur pays, fournissent de fait une aide considérable au départ : apprendre à lire et à écrire, recevoir une formation professionnelle et acquérir des repères culturels vont constituer pour les Juifs d’Europe et d’Orient un viatique pour l’émigration. Situation paradoxale qui explique les rapports ambigus de L’Alliance avec le sionisme.
Recherche de nouvelles terres d’accueil
Accueillir et porter secours aux émigrants, imaginer des solutions politiques pour que les Juifs n’aient plus besoin d’émigrer, est-ce bien la solution du problème Juif ? Pendant que certains déploient des efforts pour financer l’accueil des réfugiés ou pour instaurer des principes républicains dans leurs pays de naissance, des membres de la bourgeoisie israélite, banquiers ou intellectuels, envisagent et financent une autre solution : l’achat de terres en pays lointains où enfin les Juifs errants seraient maîtres chez eux et retrouveraient une dignité perdue.
Ainsi le Baron Maurice de Hirsch, voyant au congrès de Berlin les représentants russes refuser d’accorder aux Juifs des droits civiques, se persuade qu’il est vain d’espérer une amélioration. Le déferlement de violences anti-juives suivant l’assassinat du tsar le bouleverse, il décide de « sauver les Juifs russes » et y consacre une grande part de sa fortune.
Maurice de Hirsch, Juif cosmopolite, vit à Paris et fait partie de l’élite financière européenne ; il fonde à Londres en 1891 la Jewish Colonization Association en la dotant d’une somme considérable : 50 millions de francs-or. Objectif : acheter des terres dans le Nouveau Monde, essentiellement en Argentine., et y installer les Juifs russes en tant que fermiers et ouvriers agricoles. La JCA dispense aux immigrants des cours de langue, une formation aux techniques de l’agriculture ainsi que les premiers moyens pour lancer l’exploitation . À la mort de Hirsch, en 1896, la Jewish Colonization Association possède en Argentine plus de 100 000 hectares, sur lesquels vivront un millier de familles. Sa femme Clara continue son œuvre charitable jusqu’à sa propre mort en 1899.
Le succès n’est pas à la hauteur des espérances. Critiquée par l’Alliance israélite universelle, qui visait l’émancipation des Juifs dans leur pays, l’entreprise est aussi combattue par Theodor Herzl.
Un Etat pour les Juifs en Palestine
Théodor Herzl ne croit pas qu’il suffit d’être éduqué et agriculteur propriétaire de sa terre pour échapper à l’antisémitisme. Posséder des terres, c’est bien, mais, pour rester maîtres de leur vie, les Juifs ne peuvent se contenter de cultiver leurs champs, il leur faut un État. Mais un État où ?
En 1896, Herzl publie Der Judenstaat, (dont la traduction fait polémique : l’État des Juifs ou l’État juif ?) et organise à Bâle en 1897 un Congrès qui appuie le nationalisme juif sur une revendication territoriale précise : les Juifs ont un droit historique à s’installer en Palestine, terre mythique du peuple juif – alors partie de l’Empire ottoman.
Pour mener à bien ce projet il faut trouver des financements, solliciter des bienfaiteurs, organiser les achats de terres ; un Fonds pour l’implantation juive est créé à Londres, en mars 1899 dans le but « d’acquérir des terres mises en vente« . Les Rothschild sont mis à contribution et d’ailleurs, en France, Edmond de Rothschild a déjà commencé à acheter des terres en Palestine dès 1882, à l’instar, avant lui, du baron juif anglais Moses Montefiore. La bienfaisance traditionnelle se dissout dans le sentiment national juif, des familles juives aisées s’engagent dans le projet et ce sont surtout les Juifs orientaux qui répondront à l’appel d’acquisition de titres boursiers, lorsque, en 1902, le Fonds devient Banque anglo-palestinienne.
Le sionisme politique est lancé, dont on connaît la suite.
(voir l’article de Marianne sur le sionisme )
En conclusion
Les Juifs d’Europe centrale et orientale arrivant démunis en France à partir de 1880 ont souvent pu compter sur la solidarité de leurs proches ; ils ont pu bénéficier aussi de l’assistance fournie par des sociétés de bienfaisance, organisées et financées par une élite juive fortunée. De très riches financiers aussi se sont investis personnellement, non plus seulement dans les secours individuels mais dans des projets d’émancipation et de sauvetage collectif de populations juives en perdition.
Mais cette bienfaisance garde l’empreinte du mépris de classe de notables israélites coincés entre un désir éperdu d’assimilation, des valeurs morales de pitié et de charité condescendantes partagées avec l’ensemble de la bourgeoisie française, et une vraie solidarité face à l’antisémitisme, qu’ils subissent eux aussi sous une forme qu’ils espèrent résiduelle.
Les Français israélites ont déployé beaucoup d’efforts pour porter assistance à leurs coreligionnaires, partagés pourtant entre la compassion, le dégoût et la honte ; aussi faut-il s’interroger sur l’idée de « régénération des Juifs« , présente dans bien des projets philanthropiques, où se glissent des sentiments ambigus à l’égard d’une population pauvre et stigmatisée.
Le terme est utilisé en 1789 par l’Abbé Grégoire dans son « Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs » rédigé en réponse à la question « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ?« . Cet essai courageux fonde les principes de l’émancipation des Juifs adoptés par la Révolution française, – une même loi pour tous – tout en gardant l’image de Juifs dégénérés physiquement et moralement, en raison, pense-t-il, de la persécution chrétienne et de lois injustes. Les Juifs sont libérés mais l’idée qu’ils ont encore à se régénérer traverse toute l’époque moderne.
Être juif reste donc un handicap à surmonter pour mériter la considération des citoyens, être juif et pauvre devient l’indice de la honteuse dégénérescence ; les démunis doivent être rééduqués pour respecter les principes d’hygiène, de bonne éducation et d’ordre moral.
Les notables Juifs sont eux-mêmes souvent pleins de mépris pour la « culture orientale » des réfugies, rebutés par leurs façons d’être, leurs expédients de vie, leurs basses occupations ; aussi partagent-ils l’idée qu’il faut régénérer les masses juives par un vrai travail, les éduquer et leur donner une formation professionnelle dans des secteurs agricoles, artisanaux ou techniques capables de les intégrer socialement. Cette volonté de former des « Juifs nouveaux » prévaudra dans les écoles de l’Alliance israélite universelle, dans l’organisation de colonies juives en Argentine et dans le projet sioniste.
Mais ce terme de régénération a fini par révéler ses connotations péjoratives, il a disparu du vocabulaire contemporain de l’aide sociale et le sigle ORT se déploie maintenant en Organisation Reconstruction Travail.
Dans le même temps, les Israélites ont pu redevenir des Juifs.
Note (1) : Maxime Du Camp, dans la Revue des deux mondes en 1887, brosse un tableau, pittoresque et un brin méprisant, de la misère juive : « D’autre part, une plèbe famélique, vivant de grapillage, offrant des chaînes de sûreté et des pastilles du sérail au long des rues, faisant métier de modèle dans les ateliers, trafiquant de cigares de contrebande qu’elle échangeait contre de vieux habits, marchands de lorgnettes d’occasion, chiffonniers aux environs de la place Maubert, bouquinistes à la porte des collèges, brocanteurs experts à « la ramastique, » revendeurs de vieilles ferrailles, bijoutiers en faux et au besoin receleurs ».
Documents consultés
– Les travailleurs immigrés juifs à la Belle Epoque, Nancy Green, Fayard,1985
– Le judaïsme parisien et le comité de bienfaisance israélite (1830 -1930), Céline Leglaive-Perani Les Belles lettres | Archives Juives 2011/1 Vol. 44 | pages 37 à 53
<https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2011-1-page-37.htm>
– Juifs d’Europe orientale et centrale, dossier réalisée par Nancy Green, directrice d’études à l’EHESS
<http://www.histoire-immigration.fr/dossiers-thematiques/caracteristiques-migratoires-selon-les-pays-d-origine/juifs-d-europe-orientale>
– La Bienfaisance israélite à Paris, Maxime Du Camp, Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 82, 1887 (p. 721-753).<https://fr.wikisource.org/wiki/La_Bienfaisance_isra%C3%A9lite_%C3%A0_Paris/01>
À la Fondation CASIP-COJASOR – Retrouvées, classées, enfin accessibles :les Archives du Comité de bienfaisance israélite de Paris (CBIP) – par Emmanuelle Polack
Dans Archives Juives 2003/2 (Vol. 36), pages 131 à 138
<https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2003-2-page-131.htm>
Les archives du CBIP/CASIP et du COJASOR : des sources pour une histoire de la bienfaisance et de l’action sociale juives de 1809 à nos jours – Laure Politis
<https://journals.openedition.org/framespa/2732>
L’Association israélite de protection de la jeune fille et la lutte contre « la traite des blanches » au début du XXème siècle – Céline Leglaive-Perani
Dans Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Le Temps de l’histoire – Numéro 10 | 2008 – La prostitution des mineur(e)s au XXe siecle, pp 139-154
<https://journals.openedition.org/rhei/2960>
– Congrès de Berlin – Wikipedia
<https://fr.wikipedia.org/wiki/Congr%C3%A8s_de_Berlin>
L’Asile de Nuit et la Crèche Israélites de Paris – Centre israélite de Montmartre, histoire
<https://www.lecim.fr/association/histoire/>
Les écoles professionnelles de l’ORT-France et la transmission du judaïsme, 1921-1949, Emmanuelle Polack, dans Archives Juives 2002/2 (Vol. 35), pages 60 à 76
<https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2002-2-page-60.htm>
l’alliance israélite universelle, notre histoire
< https://www.aiu.org/fr/notre-histoire-0>
L’alliance israélite universelle – Wikipedia
<https://fr.wikipedia.org/wiki/Alliance_isra%C3%A9lite_universelle>
La Bibliotheque Medem, par Stephane Mandron, sous la dir. de Noe Richter.-
Villeurbanne: Ecole Natioriale Supeérieure des Bibliotbeques, 1986.
<https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/63552-la-bibliotheque-medem.pdf>
Le baron Maurice de Hirsch et les Juifs de Russie. Entre philanthropie et utopie, Dominique Frischer. Dans Archives Juives 2011/1 (Vol. 44), pages 70 à 82
<https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2011-1-page-70.htm>
– Les paradoxes de la régénération révolutionnaire. Le cas de l’abbé Grégoire (I) [article] Alyssa Goldstein Sepinwall
Annales historiques de la Révolution française Année 2000 321 pp. 69-90
<https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_2000_num_321_1_2336>
Les trois périodes de l’imigration juive en Palestine, Étienne de Vaumas, Annales de géographie, Année 1954 335 pp. 71-72
<https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1954_num_63_335_14349>
– L’évolution de la philanthropie juive française à l’époque contemporaine (1791-1939) : un essai de synthèse Laura Hobson Faure, in : les cahiers de la Framespa
<https://journals.openedition.org/framespa/2786>
Merci pour cet article, qui nous instruit beaucoup, comme d’habitude !