Lecture
Dieu, l’islam, l’état. Les Temps Modernes, avril-juin 2015, n°683
Douze articles sur ce thème, coordonnés par Anoush Ganjipour (1).
Ce numéro, publié quelques mois après les attentats de janvier 2015 en France perpétrés au nom de « l’état islamique », après aussi une vague d’indignation horrifiée, vient ouvrir un espace de réflexion sur les rapports entre le théologique et le politique dans l’islam en étudiant, au travers des siècles et à l’écart de l’actualité immédiate, des textes qui posent en premier lieu les problèmes de transposition de la Loi divine en lois pour la société humaine.
Les terribles attentats du 13 novembre commis là encore au nom de « l’état islamique », le choc éprouvé par le plus grand nombre devant l’horreur et la réitération des massacres, ont suscité incompréhensions atterrées ou opinions hâtives, et c’est presque une thérapie de chercher à mieux comprendre ce que veut dire « islam ».
Il faut un effort pour entrer dans ces textes lorsque la culture qui vous porte a définitivement rangé les dieux dans les catégories littéraires du mythe ou de l’épopée. Et pourtant, pour avancer dans l’analyse de la situation actuelle, il faut entrer dans une pensée où des écrits vieux de plus de 1000 ans sont lus comme paroles d’un dieu toujours présent.
Les références nombreuses à des théologiens et philosophes anciens et modernes de langue arabe ou iranienne, généralement absents de la culture classique occidentale, obligent à une lecture un peu aride mais récompensée par la découverte de pensées complexes confrontées à l’interprétation d’un corpus de textes sacrés avec cette question : quel rapport entre la Loi divine et la loi humaine ? Ou, formulée autrement, comment articuler théocratie et démocratie, Islam et république ?
Les réponses sont variées, inventives, contradictoires. La subtilité d’analyse et la grande diversité d’interprétation, par les philosophes et théologiens, des textes fondateurs et de l’organisation sociale qui en découle, tranchent avec la vision simpliste d’un islam qui se définirait par « la Tradition ». Il n’y a pas plus d’islam véritable que d’islam immuable.
Ce questionnement, les arguments, les réponses apportées dans le monde musulman apparaissent finalement proches de pensées qui nous sont un peu mieux connues, de Maïmonide à Thomas d’Aquin.
En fonction de leur époque, les théologiens juristes, « docteurs de la Loi », ont cherché comme les scolastiques (2) à concilier foi et raison, à adapter les paroles du Prophète à la vie concrète, à concevoir des lois pour la vie sociale qui ne contreviennent pas à leur interprétation de textes fondamentaux. Loin d’une politique de « retour au califat » assassine, loin aussi de l’image d’un islam figé enfermant des groupes sociaux dans une définition essentialiste stérilisante.
Après l’introduction de Patrice Maniguier (De l’effroi à la pensée. Pour une approche théologico politique de l’Islam), Anoush Ganjipour (L’islam, quelle théologie, quelle politique ?) expose le fil directeur des articles rassemblés : « Il s’agira donc, ici, de comprendre de manière immanente le rapport du théologique au politique dans l’islam et de saisir la logique interne qui préside à un tel rapport, ainsi que les contradictions qui en ont résulté. » (p.16)
Il serait trop long de rendre compte ici de l’ensemble des articles, mais suivons, à titre d’exemple, quelques jalons du thème de la Shari’a .
Anoush Ganjipour , dans un paragraphe intitulé « de la shari’a à la religion civile », expose dans quelles circonstances la religion a été identifiée à la loi, comment Loi religieuse et lois civiles se sont trouvées identifiées sous le terme shari’a : au début de l’islam, la Loi est appliquée directement par le Prophète, puis par les califes qui détiennent le pouvoir politique en même temps qu’ils sont dépositaires de la parole divine. Comme chez les hébreux des temps antiques, il n’y a pas d’écart entre les commandements de Dieu et le pouvoir civil, le théologien est le politique.
Il y a là une différence historique essentielle avec le christianisme né dans un contexte où la foi n’est soutenue par aucun pouvoir politique. Séparation entre le « Royaume des cieux » et la vie « dans le siècle », séparation du pouvoir religieux et du pouvoir civil, l’idée de sécularisation théorisée par les théologiens chrétiens ne peut se traduire de manière identique dans l’islam, d’autres concepts sont nécessaires pour faire obstacle à la théocratie islamique.
Mohamed Cherif Ferjani , dans un texte intitulé « langage politique de l’islam ou langage de l’islam politique » conteste (p 54) la définition de la shari’a « présentée comme étant la Loi coranique ou islamique ». Cette interprétation, confortée par son usage courant dans les pays musulmans, ne correspond pas à l’usage qui en est fait dans le Coran.. Etymologiquement le mot shari’a renvoie en arabe à l’idée de source et désigne chez les Bédouins « l‘action de conduire le troupeau à un endroit où il peut s’abreuver« . Les exégètes musulmans du Coran ont interprété ce terme « au sens de religion en tant que celle-ci peut être considérée comme une voie de salut proposée aux humains tout autant que comme une source ou un réservoir de sens ». De même, les usages du mot shari’a à l’époque classique (3) ont toujours été rattachés par les philologues au champ sémantique de la source, sans référence aux notions de loi ou de droit, comme en témoigne la recension du célèbre dictionnaire Lisân al-‘arab. C’est pourquoi, pour les penseurs musulmans de cette époque, la shari’a n’était pas la Loi, mais une source parmi d’autres de l’élaboration des normes de la conduite humaine.
Ali Benmakhlouf (p.178, shari’a : poids, ordre et suite du mot) étudie le sens du mot shari’a dans un cadre théorique, au travers du sens que lui ont donné de nombreux théologiens ou philosophes, comme al-Farâbî, (872-950, persan du 10e siècle), Ibn Khaldûn (14e siècle), jusqu’à Ali Abderraziq (théologien du début du XXe siècle).
Il conclut : « l’effort interprétatif s’est toujours exercé. De nos jours, il nous permet de voir le fonctionnement de la shari’a selon des modalités qui diffèrent selon les pays. Tous invoquent la shari’a, aucun ne lui donne un même contenu. Ce contenu a toujours été une construction historique sur la base de versets polysémiques et indéterminés. »
En conclusion du dossier « Dieu, l’islam, l’état », l’article de Jean-Luc Nancy donne succinctement, sous le titre « dangereux oxymore« , les limites de la problématique. Le théologique et le politique sont des termes antinomiques dès que l’on considère la champ politique comme celui de la démocratie, le pouvoir du peuple est souverain pour fonder ses lois, inconciliable avec une théocratie prétendant trouver le fondement des lois de la cité dans un dieu dont elle détient la parole.
(p. 206) « l’expression « théologie politique » n’est à bien la considérer qu’un dangereux oxymore, c’est-à-dire en fait une contradiction qui se fait passer pour un contenu substantiel ».……. « En vérité, la politique se fonde dans l’autonomie intégrale (souveraine) de l’institution d’un peuple qui se déclare tel, tandis que la théologie se fonde sur l’autonomie d’une interrogation sur l’objet nommé « dieu » au sujet duquel on ne présuppose rien d’autre que son nom. Aucune des deux n’a strictement rien à voir avec l’autre ».
La lecture de ce numéro, instructive et intellectuellement stimulante, laisse cependant quelques regrets que n’ont sans doute pas des lecteurs connaissant bien les mondes musulmans : les débats et démarches intellectuelles explorés, visant à articuler Loi divine et lois humaines dans le champ théorique qui est propre à leur domaine, sont parfois inscrits trop rapidement dans leur contexte historique, ne laissant voir d’autres ressorts que l’exercice de la pensée.
Si l’islam apparaît comme un ensemble complexe, transformé et réinterprété par ses théologiens et philosophes, la « modernité » à laquelle ils se réfèrent est rarement définie, et les efforts de « modernisation » peuvent procéder aussi bien d’une confrontation avec la rationalité d’Aristote que d’un contexte idéologique de domination occidentale.
Enfin, la relation entre le théologique et le politique est étudiée sous l’angle de la sécularisation, notion religieuse, sans être confrontée à celle de laïcité, notion politique, qui instaure la séparation de l’état et des institutions religieuses en distinguant espace public et espace privé.
Mais c’est là une autre question. Si la théologie n’a plus rien à faire dans la politique, il reste encore à se demander comment la politique va gérer, de manière équitable, la ligne de partage entre vie publique et vie privée. Toujours ouverte donc, l’interrogation « Dieu, l’islam, l’état » se heurte à la définition précisément moderne du politique mais a déployé ici, contre les fondamentalistes contemporains et l’inculture des assassins djihadistes, contre une vision occidentale condescendante ou essentialiste de l’islam, la richesse de la pensée musulmane et la force de ses controverses.
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(1) Né en 1978 à Téhéran, Anoush Ganjipour est chercheur en philosophie comparée, actuellement directeur de programme au Collège international de philosophie. Sa thèse, soutenue en 2012 à l’université de la Sorbonne nouvelle, s’intitulait « Généalogie d’une poétique orientale, le réel et le fictionnel entre la Grèce antique et l’Iran islamique ».
(2) cf Wikipedia : La scolastique est la philosophie développée et enseignée au Moyen Âge dans les universités : elle vise à concilier l’apport de la philosophie grecque (particulièrement l’enseignement d’Aristote et des péripatéticiens) avec la théologie chrétienne héritée des Pères de l’Église et d’Anselme.
(3) la période arabe dite classique, XIe – XIIe siècles, va jusqu’à la chute du Califat de Bagdad le 10 février 1258.